Il me souvient qu’un jour, aux plaines de l’Ombrie
Voyageant, suivant l’us de la vieille Italie,
Dans le carrosse lourd d’un lent vetturino,
Nous prîmes à mi-route un compagnon nouveau ;
On avait dépassé d’un mille ou deux Spolète,
Ville antique et sans peur, la seule qui tint tête
Au fameux Annibal. Notre homme dans son coin,
Après force saluts, s’assit, puis avec soin
Rangeant ses vêtements et fermant la paupière,
S’endormit au roulis du coche dans l’ornière.
Tandis qu’il sommeillait en ronflant doucement,
J’examinai son air et son accoutrement.
C’était un beau vieillard basané de visage,
Et sur le front duquel la rude main de l’âge
Avait en sens divers tracé maint sillon creux
Et semé sur le poil plus d’un flocon neigeux.
Il portait un habit en drap de couleur brune,
Culotte également de drap, puis à chacune
Des jambes guêtre en cuir montant jusqu’au genou ;
Le tout enveloppé depuis les pieds au cou
D’un large manteau brun. Selon toute apparence,
Le hasard du chemin m’avait mis en présence
D’un fermier du pays qui, sans autre attirail,
Allait dans quelque foire acheter du bétail.
Or, tout en regardant sommeiller le bonhomme,
À part moi je disais : il rêve dans son somme
De vaches, de moutons et du gain qu’il pourra
Réaliser ; puis, quand il se réveillera,
Le même rêve encore emplira sa cervelle,
Ne pensant qu’à grossir d’écus son escarcelle
Pour le repos final, et ses jours, un par un,
S’useront jusqu’au terme en ce cercle commun.
Après tout, n’est-ce pas une façon de vivre
Comme une autre et qui vaut l’agrément de poursuivre
Une rime sonore en son vol vagabond,
Souvent métier de dupe ? – arrivés près du mont
Où naquit saint François, un moment l’on arrête
Pour laisser respirer après si longue traite
Les chevaux fatigués ; chacun s’élance à bas
Du coche et me voilà debout, croisant les bras,
De long en large allant, flânant ; enfin j’avise
Sur le bord de la route une superbe église,
Un pieux monument qu’on me dit faire abri
Au toit où l’œil du saint à la clarté s’ouvrit.
La curiosité me poussant, j’y pénètre,
Et je ne tarde pas à voir et reconnaître,
Parmi les visiteurs de la sainte maison,
Mon compagnon de route en fervente oraison.
Il était à genoux et disait sa prière
D’un air si recueilli, de si grave manière
Que j’eus vraiment plaisir à contempler un peu
Ce vieillard élevant son humble cœur à Dieu.
Bientôt le voiturin au coche nous rappelle.
Nous remontons, et l’on galope de plus belle.
Retrouvant près de moi l’honnête campagnard
Et ne lui voyant plus dans l’œil aucun brouillard,
Pour mieux passer le temps avec lui je m’abouche
Et m’enquiers de sa vie et de ce qui le touche.
Il me dit qu’il est fils des monts de Norcia,
Paysan ombrien, et qu’à Livourne il va
Pour langueyer des porcs, telle est son industrie.
Chaque an, à pareil jour, il quitte sa patrie
Et descend en Toscane exercer son métier.
Là, plus d’un laboureur, plus d’un riche fermier,
Lui donnent de l’ouvrage, et l’argent qu’il en tire,
Cent écus à peu près qu’il met en tire-lire
Et rapporte au pays, tout le reste du temps,
À vivre lui suffit. Bref, depuis quarante ans,
Il n’a jamais manqué de faire son voyage.
Les révolutions au désastreux orage,
Les guerres, ont eu beau passer sur son chemin,
Elles n’ont entravé ni ses pieds ni sa main.
Pourtant quand viendra l’heure où n’y voyant plus goutte
Et n’étant plus de force à se remettre en route,
Il faudra s’arrêter, il laissera sa part
De travail à son fils qui, fort habile en l’art
Qu’il exerce, prendra pour lui sa clientèle
Et fera subsister sa vieillesse mortelle
Jusqu’au jour où du monde il se retirera,
Non troppo s’contento della sua vita.
Cette dernière phrase à mes oreilles sonne
D’une façon étrange, imprévue, et m’étonne.
J’invite le bonhomme à me la répéter.
Lui, sans malice aucune et sans même hésiter,
Me la répète ainsi qu’il vient de me la dire.
Alors de m’écrier : ô mon maître en satire,
Horace, cher Flaccus, je vous prends en défaut !
Si dans quelque recoin de ce monde fâlot,
Vous, le fin ricaneur, vous pouviez encor vivre,
Comme je vous ferais rayer de votre livre
Cette affirmation au verbe trop certain,
Que nul n’est ici-bas content de son destin !
N’ai-je pas rencontré même en votre patrie
Un homme s’avouant satisfait de la vie,
Et cet homme n’est pas un des rares esprits
De la littérature, un des grands favoris
Du splendide Plutus, mais une âme chrétienne
Peinant au plus bas rang de la famille humaine !
Oh ! La bonne leçon pour tous ces altérés
De richesse et d’honneurs profanes ou sacrés,
Tantales inquiets, sans repos et sans joie,
Dans l’océan de biens où leur âme se noie,
Et qui, chargés de croix, de places et d’honneurs,
Meurent rêvant encor de nouvelles faveurs !
Il en est un surtout de cette folle race
Que j’eusse avec mon vieux voulu voir face à face,
Et le tympan frappé de l’aveu franc et net
Que si naïvement ses deux lèvres m’ont fait :
C’est celui dont le pas, du midi jusqu’à l’ourse,
Fatigua notre France à le suivre en sa course,
Et qui disait un jour au brave compagnon
De sa gloire blâmant sa vaste ambition
Et prétendant qu’à Dieu, si Dieu l’eût laissé faire,
Il eût ravi le trône en la céleste sphère :
« Cette place, Duroc, point n’en voudrais, ma foi !
Car elle ne serait qu’un cul-de-sac pour moi. »
Qui sait ?… peut-être bien que le terrible sire
Aurait mis quelque frein à sa fureur d’empire
En voyant tant de calme heureux sous les dehors
D’un pauvre paysan, d’un langueyeur de porcs.
Publié en 1864.
Recueil Les satires
Auguste Barbier