Elle eût rêvé Cédar sous la main du trépas.
L’amour qui l’embrasait pour le céleste esclave
Dans ses veines d’enfant roulait des flots de lave.
Sa tempe dans son front ne pouvait s’assoupir,
Sa respiration n’était qu’un long soupir.
Elle voyait toujours son chaud regard sur elle
Luire en rêve dans l’ombre ; ainsi qu’une étincelle.
Dans le profond silence elle entendait sa voix.
Les moments écoulés semblaient couler cent fois ;
De l’aurore à la nuit son attente insensée
Dévorait les instants, d’heure en heure élancée,
Et des siècles de nuits pleines de ses amours
Aux genoux du captif lui paraissaient trop courts.
En vain à son chevet les esclaves tremblantes
Essayaient d’animer ses langueurs indolentes,
Adoraient de son front la naissante beauté,
Relevaient de ses yeux le regard velouté,
Lui parlaient à l’envi du pouvoir de ses charmes,
Briguaient sa confidence et pleuraient de ses larmes ;
En vain Nemphed, jaloux de devancer ses vœux,
Passait sur son beau front la main dans ses cheveux,
Et, sur ses traits charmants découvrant un nuage,
Lui demandait quel songe attristait son visage.
Toute sa vie avait changé sous un regard ;
Elle se retirait de la foule, à l’écart,
Elle cherchait la nuit des arbres les plus sombres ;
Le cèdre pour ses pas n’avait plus assez d’ombres ;
Seule, elle s’enfonçait sous leurs mornes rameaux,
Les quittait pour s’asseoir pensive aux bords des eaux,
Regardait tout le jour, dans les bassins de marbre.,
Flotter le nénufar, tomber la feuille d’arbre,
Écoutait fuir la brise ou la source pleurer,
Mais nulle part longtemps ne pouvait demeurer,
Et, d’un instinct sans but secrètement poussée,
Changeait à chaque instant de place et de pensée.
Les spectacles des dieux, les féroces plaisirs,
Qui de sa vie passée occupaient les loisirs,.
Ne divertissaient plus sa morne léthargie ;
Son cœur se détournait des horreurs de l’orgie :
On eût dit qu’un rayon qui décolorait tout
Lui faisait prendre enfui ses forfaits en dégoût.
En voyant ces Titans, monstres à face humaine,
Son adoration se transformait en haine.
Si la foudre avait pu s’enflammer à sa voix,
Son mépris les eût tous écrasés à la fois !
Complice involontaire, elle exécrait leurs crimes,
Détournait ses regards, ou plaignait leurs victimes :
Du moment où ce cœur flétri venait d’aimer,
Un germe de vertu semblait s’y ranimer,
Et le dégoût du vice, à défaut d’innocence,
Régénérait déjà cette coupable enfance.
Mais, haïssant les dieux, trop faible pour frapper,
Son dernier vice au moins était de les tromper :
Elle leur dérobait son cœur comme un mystère.
Chaque fois que la nuit enveloppait la terre,
Des cachots de Cédar reprenant le chemin,
Elle disparaissait la lampe dans la main,
Et venait savourer jusqu’à, la blanche aurore
La contemplation de l’être qu’elle adore :
Chaque absence d’un jour le lui rendait plus cher.
Son cœur fondait en elle avant de l’approcher.
Un mélange confus de respect, de tendresse,
Ralentissait son pas pressé par son ivresse ;
Et debout devant lui, le front baissé, sans voix,
Elle avait aussi peur que la première fois.
Elle admirait de loin, clans leur morne attitude,
Ces membres à leurs fers pliés par l’habitude,
Ce torse tressaillant aux reflets du flambeau,
Comme un dieu rajeuni qui sort de son tombeau ;
Ce corps que flétrissaient les taches de l’opale,
Ce visage pensif de jour en jour plus pâle,
Où le duvet naissant de l’homme à son été
Relevait de la peau le marbre velouté ;
Et, n’osant s’élancer vers ce sein qui l’attire,
Son amour contenu s’accroissait du martyre.
Jusqu’à ce que Cédar eût daigné lui parler,
Elle restait ainsi muette à contempler.
Telle au berceau d’un fils la jeune mère assise
Se penche et tour à tour se relève indécise,
Sent son âme voler à ce beau front vermeil,
Mais craint en le touchant de troubler son sommeil.
Cependant le captif, dont cette amitié tendre
Amollissait le cœur heureux de se détendre,
Et qui dans cet enfant sur ses chaînes couché
Ne voyait qu’un ami de son malheur touché,
Par son propre malheur s’attendrissant lui-même,
Impatient d’avoir un mot sur ce qu’il aime,
De sentir dans sa nuit un rayon de pitié,
Commençait à livrer son âme à l’amitié.
Sans soupçon de l’amour sous cet âge modeste,
Plus près, pour mieux l’entendre, il l’attirait du geste ;
Oublieux de son sexe, il n’apercevait pas
Le trouble dont Lakmi frissonnait sous son bras,
Ou bien il n’imputait qu’a sa pitié naïve
Le soupir qui coupait sa parole craintive,
De sa voix qui changeait la tristesse et le son,
Et de ses doigts glacés l’étreinte et le frisson.
L’enfant en devenait plus cher à sa détresse.
Elle le consolait avec tant de tendresse,
Elle confondait tant, dans leurs longs entretiens,
Sa pensée à la sienne et ses soupirs aux siens,
Qu’elle était devenue, en sa morne demeure,
Le seul doux intérêt qui lui fît compter L’heure :
L’amitié naît si vite au cœur des malheureux !
Des gestes familiers déjà régnaient entre eux ;
Quelquefois il penchait le front sur son épaule,
Comme un robuste chêne incliné vers un saule,
Et laissait en silence égoutter dans son sein
Les larmes de l’amour dont son cœur était plein :
Pour la pauvre Lakmi voluptueux supplice !
Comme un lis qui se fane entr’ouvre son calice
Pour aspirer la brise et pour boire sans bruit
Les gouttes de sa soif que lui répand la nuit,
Elle sentait filtrer jusqu’au fond de son âme
Ces pleurs qui ne coulaient que pour une autre femme ;
Et, de rage et d’amour tressaillant à la fois,
De sa lèvre en secret les buvait sur ses doigts !
Chaque nuit resserrait cette amitié perfide ;
Et quelquefois Lakmi, dans. ses vœux moins timide,
A l’innocent plaisir que Cédar éprouvait
Croyait y découvrir l’amour qu’elle rêvait !
Elle quittait ses pieds enivrée d’allégresse,
Heureuse tout un jour d’un seul mot de tendresse.
Une nuit que Cédar, d’un ton plus languissant,
De l’amour à sa voix avait donné l’accent,
Et, dans l’illusion dont l’erreur le domine,
Serré d’un geste étroit l’enfant sur sa poitrine,
Lakmi, qu’éblouissait sa folle passion,
Crut sentir son triomphe à cette pression.
Un cri, de son bonheur trahissant le mystère,
De son cœur éclaté jaillit involontaire.
« Ah ! le feu de mon âme à la tienne enfin prend,
Cédar ! s’écria-t-elle ; enfin il me comprend ! »
Mais lui, ’comme un serpent qu’avec horreur on touche,
D’un geste de dégoût s’écartant de sa couche,
Et retirant soudain ses membres repliés,
La laissa sur le sol se rouler à ses piés,
Et, plissant de dédain sa superbe paupière,
La regarda d’en haut ramper dans la poussière.
L’humiliation, l’horreur, l’étonnement,
Les frappèrent tous deux de silence un moment,
Tel qu’après chaque éclair échappé du nuage
Un silence interrompt ou précède l’orage ;
Mais Lakmi, reprenant sa ruse avec ses sens,
La première à la fin retrouva des accents,
Pour lui baiser les pieds se traînant humble et douce,
Comme un chien qui revient au pied qui le repousse :.
« Je le sais, ô Cédar, le ciel est entre nous ;
Les mortels ne devraient te parler qu’à genoux.
J’aurais dû pour toujours étouffer dans mon ame
Cet amour dont un mot a révélé la flamme,
Et, comme le charbon clans la main renfermé,
Ne découvrir mon cœur qu’en cendre consumé !
Et pourtant cet amour dont l’aveu seul t’outrage
Involontairement n’est-il pas ton ouvrage?
N’as-tu pas relevé mon front humilié?
N’as-tu pas rassuré mon amour par pitié?
N’as-tu pas approché de ton sein qu’il adore
Ce cœur où l’étincelle était dormante encore?
C’est toi qui l’allumas de ton souffle de dieu,
Est-ce ma faute, ô dis ! si la paille a pris feu?
Si ton divin regard, qui consumerait range,
En tombant sur la terre a consumé ma fange?
Tout mon crime, ô Cédar ! c’est toi qui l’as commis !
Mais moi, je l’expierai d’un cœur humble et soumis.
Frappe-moi ! punis-moi du culte qui m’embrase !
Je bénirai ton pied si c’est lui qui m’écrase !
J’adorerai de toi jusques à ton mépris !
Esclave sans espoir, je servirai saris prix ;
A quelque abaissement qu’un geste me ravale,
Je mettrai mon orgueil à servir ma rivale !
De mes mains, pour tes yeux, j’ornerai ses appas !
Je serai devant toi le tapis de ses pas !
Je t’en entretiendrai pour tromper mon attente ;
Tu me diras : « Je l’aime », et je serai contente !
Je trouverai ma joie où d’autres ont leurs morts.
Mais ne me chasse pas de l’ombre de ton corps ;
N’écrase pas du pied ta rampante couleuvre !…
Laisse-moi de ta fuite en secret ourdir l’œuvre.
Ronger comme un lézard les murs de cette tour.
Te rendre à la lumière, aux déserts, à l’amour ;
Et de tes fers tombés brise après ton esclave.
Comme on jette la lime en dépouillant l’entrave !… »
Le courroux de Cédar à ces pleurs s’amortit.
« Sors en paix, pauvre enfant ! » dit-il. Elle sortit..
Elle sortit, non pas telle qu’en sa présence
La ruse avait courbé sa fause complaisance,
Mais le cœur bouillonnant de cet excès d’affront,
Précipitant sa marche et redressant le front,
Ivre de désespoir, d’amour, de jalousie,
En mots entrecoupés semant sa frénésie :
« Cet amour refusé, je le déroberai !
Si je tombe… en tes bras du moins je tomberai !
Périsse avec Lakmi ce palais qu’elle abhorre !
Nul ne doit échapper au feu qui la dévore.
Que ces cruels Titans s’entr’égorgent entre eux !
Que l’enfer montre au ciel leurs mystères affreux !
Que dans ses fondements leur Babel s’engloutisse,
Pourvu que mon bonheur précède leur supplice ;
Et que Lakmi, mêlant sa joie à leur trépas,
Emporte dans la mort son rêve entre ses bras ! »
Cependant le palais était mouvant d’intrigues,
Et Nemphed surveillait de l’oeil toutes ces brigues.
A son regard partout de piéges occupé,
Les complots d’Asrafiel n’avaient pas échappé.
Il avait attendu que sa ruse plus mûre
Découvrît mieux au coup le défaut de l’armure :
Il avait reconnu des signes précurseurs,
Et compris qu’il fallait tomber sans défenseurs,
Ou, de ce furieux prévenant la colère,
Avant le bras levé lui donner le salaire.
Après un court sommeil dans la terreur dormi,
Sur ses genoux tremblants il attira Lakmi :
« Que l’œuf de mon courroux soit couvé dans ton âme,
Toi qui du fer vengeur couvres de fleurs la lame !
Belle enfant dont le front masque si bien la mort,
Nuage du matin où mon tonnerre dort !
Que ce secret divin meure dans ta poitrine :
Asrafiel a creusé sous nos pas une mine.
Si tu n’étouffes pas la mèche dans sa main,
Mon empire et Lakmi seront à lui demain.
Serendyb et Znaïm sont des fils de sa trame.
A qui donc confier ta vengeance, ô mon âme !
Sur ces conspirateurs si je lève le bras,
Ma menace impuissante assure mon trépas ;
L’arme qu’empruntera ma main contre le traître
Contre mon propre sein se tournera peut-être.
Dans ce péril suprême il n’est qu’un seul salut
Te jeter, belle enfant, entre l’oeil et le but,
Vers l’amour un moment attirer sa pensée,
De tes bras faire un piége à cette âme insensée ;
Dans l’embûche de mort attirer le lion,
Et tuer dans le chef toute rébellion.
Un de ses fils coupés, la trame entière coule ;
Sa force donne seule audace à cette foule.
Lui tombé, leur complot est sans âme ; et les dieux
Me chercheront en vain un rival dans les cieux.
Mon trône raffermi pèsera sur leur tète.
Vengeance de Nemphed, au signal es-tu prête?
Des venins de l’aspic as-tu rempli ton sein?
Ce soir, pour déguiser mon perfide dessein,
J’ai préparé pour eux la plus ardente orgie
Dont la voûte du ciel se soit jamais rougie.
Pour laisser un moment leurs complots respirer,
De plaisir inouïs je veux les enivrer.
Pendant qu’anéantis dans leurs lourdes extases,
Ces monstres de l’ivresse égoutteront les vases,
Toi, le front rayonnant de la beauté du ciel,
Par ta ruse perfide alanguis Asrafiel ;
Et du poison subtil que ta main sait dissoudre,
Frappe entre deux soupirs son cœur comme la foudre !
J’aurai l’oeil à ton œuvre : au cri qu’il jettera,
De ma feinte torpeur la foudre jaillira ;
Ses complices surpris, et se craignant l’un l’autre,
Rouleront dans la lie où l’ivresse les vautre.
Ces démons écrasés reconnaîtront leur dieu.
Laisse-moi ! tu comprends : sois mon tonnerre ! adieu !
Lakmi, comme un serpent privé, qui des mains glisse,
De l’infernal dessein feignit d’être complice ;
Sur sa lèvre muette elle posa eux doigts.
On eût dit que son sein se déchargeait d’un poids ;.
Du combat des Titans l’épouvantable image
D’une secrète joie éclaira son visage.
Elle sortit soudain ; mais elle n’alla pas
Aux piéges de la nuit préparer ses appas,
Et, comme une Laïs qui se fie h ses armes,
Faire aiguiser par l’art l’aiguillon de ses charmes ;
D’un pas dissimulé, négligent et distrait,
Elle alla rencontrer Asrafiel en secret :
« O le plus grand des dieux ! roi des cœurs, lui dit-elle,
Je suis l’heure du trône, ou ton heure mortelle !
Nemphed cette nuit même a juré ton trépas :
Tu devais sur mon cœur le trouver dans mes bras.
L’imbécile vieillard, qui n’ose te combattre,
Par la main d’un enfant avait voulu t’abattre ;
Mais dans son piége impur lui-même il se prendra :
Oui, l’arme qu’il saisit de lui te défendra.
Lakmi, de ta beauté secrètement ravie,
T’adore, et pour sauver tes jours t’offre sa vie.
Tes jours n’ont qu’un soleil, si tu ne le préviens ;
Mets dans le crime enfin tes pas devant les siens.
Trompe ce vil forfait qu’avec peine il soulève !
Marche pendant qu’il dort ! frappe pendant qu’il rêve !
Je m’offre pour guider, pour assurer tes pas :
Sois ma vie, Asrafiel ! je serai son trépas !
Au coup qu’il faut porter dispose tes complices.
Que leurs cœurs vigilants se sèvrent de délices.
Cette nuit, au moment où le tyran des dieux
Pour m’ordonner ta mort m’appellera des yeux,
Foudroyé du poison préparé pour toi-même,
La pâleur de la mort sera son diadème.
Son cadavre à tes pieds tombera devant toi !
Silence ! audace ! amour ! un enfant t’a fait roi !… »
Asrafiel, étonné, la vit fuir sans attendre
Le mot qu’à son regard l’effroi semblait suspendre :
« Insidieux serpent ! reptile impur ! dit-il ;
Poignard empoisonné dont la ruse est le fil !
Traîtresse qui faillis entre les mains d’un traître !
Ver qui pique le cœur ! chienne qui mord son maître !
Oui, je te laisserai de ton infâme dard
Vibrer tous les poisons qui sont dans ton regard ;
Rampe pour moi, serpent qui dans mes pieds s’enlace ;
Au trône où je prétends conduis-moi, fais-moi place !
Mais ne crois pas, perfide, y monter sur mes pas :
Toi seule y monteras, femme aux divins appas !
De toutes ces grandeurs que ce beau jour m’apprête,
Une femme sera la plus chère conquête !
Ses bras seront mon trône, et toi mon marchepied !
Oui, je t’aplatirai, vil scorpion, sous mon pied !
Et comme le frelon sur le miel qu’il exprime,
Va, je veux en montant t’écraser sur ton crime ! »
Mais Lakmi, déjà loin et sans penser à lui,
La rage dans le cœur, dans la foule avait fui.
Auprès de Daïdha, furtivement conduite,
Dans ce palais des pleurs en secret introduite,
L’amante infortunée était devant ses yeux.
Transformant à son gré son front insidieux,
Lakmi la contemplait, sans dire une parole,
De ce regard de sœur qui plonge et qui console ;
Et, donnant à sa lèvre un doux pli de pitié,
Semblait de cette peine aspirer la moitié.
A ses chers orphelins, à son époux ravie,
Mais dans un lieu céleste en déesse servie,
Daïdha n’était plus la naïve beauté
Dont les longs cheveux noirs paraient la chasteté.
De ses membres captifs magnifiques entraves,
L’or, la soie et l’argent, tissés par des esclaves,
En plis voluptueux répandus sur son corps,
De ses pieds embaumés venaient baiser les bords.
Des ondes de saphirs, de perles et de pierres,
Ruisselaient de sa tête en splendides rivières,
Et semblaient, de son teint relevant la pâleur,
Une dérision au front de la douleur.
On eût dit une iris sans soleil ni rosée,
Et se fanant dans l’or où la main l’a posée.
La veille desséchait ses membres amaigris ;
De livides sillons tachaient ses traits flétris ;
Sur sa joue, où la rose avait éteint ses charmes,
Deux rides indiquaient le lit séché des larmes,
Comme l’herbe abattue et le gazon foulé
Montrent à nu la place où la source a coulé.
Son regard fixe et froid s’attachait au visage
Comme un oeil qui voit tout à travers un nuage.
Ses lèvres, qu’agitait un vif tressaillement,
Des paroles sans sons avaient le mouvement.
A l’ombre de Lakmi, sous son regard venue,
Son oeil interrogeait la figure inconnue,
Et Lakmi, prolongeant son angoisse à dessein,
Entendait son cœur battre et bondir dans son sein.
Enfin d’un faux accent couvrant sa joie amère :
« Pauvre femme, dit-elle, hélas ! et pauvre mère !… »
Sans distinguer des mots l’accent double et moqueur,
A ces mots Daïdha sentit fondre son cœur.
Elle tendit les bras vers la fourbe cruelle :
« Oh ! vous me plaignez donc, vous du moins ! cria-t-elle ;
Vous avez donc une âme, une bouche, une voix !
Vous n’êtes pas de fer comme ceux que je vois,
Vous ne garderez pas cet odieux silence !
Oh ! oui, tant de beauté, de candeur et d’enfance,
Ne peut servir de masque à des projets hideux.
Que font-ils? où sont-ils? oh ! vous, parlez-moi d’eux !
Cédar !… mes deux agneaux?… Eux?… lui? quelle mamelle
Leur distille le lait?… N’est-ce pas qu’il m’appelle?…
N’est-ce pas qu’ils sont beaux?… Ah ! parlez à la fois,
Parlez-’moi d’eux… de lui ! » L’ardeur coupa sa voix,
Elle colla sa bouche aux mains de sa rivale.
Lakmi d’émotion mordit sa lèvre pâle :
.« Pauvre femme ! dit-elle, oh ! oui, je les ai vus,
Lui, des géants esclave ! eux, altérés et nus !.
– Esclave ! s’écria la malheureuse femme ;
Esclave ! lui le dieu du monde et de mon ame !
Esclave ! lui dont l’oeil eût foudroyé des dieux !…
Quoi ! vous les avez vus? quoi ! vus, touchés des yeux,
Ces cygnes sans duvet qu’échauffait mon aisselle?
Ils avaient froid et soif? pas même une gazelle !
Vos femmes leur ont donc refusé leurs genoux?
N’ont-elles point de lait dans leur sein comme nous?
Oh ! pour nourrir d’amour ces fruits de mes entrailles,
Tout le mien coulerait à travers ces murailles !
Oh ! portez, portez-leur mon sang pour les nourrir !
Monstres ! laisserez-vous ces deux anges mourir? »
Lakmi sentit son cœur au cri de la nature :
Ils ne périront pas faute de nourriture,
Dit-elle ; tous les jours, les entendant pleurer,
Quelque mère en secret vient les désaltérer,
Et, d’un reste de lait assouvissant leur bouche,
Les soulève du sol et sur ses bras les couche.
– Du sol? cria la mère en se levant debout ;
Du sol dur et glacé? dites ! dites-moi tout !
Quoi ! sur la terre nue ils ont jeté leurs membres !
Quoi ! pas même sous eux les tapis de ces chambres !
Quoi ! ces corps délicats dans mes bras amollis,
Que de mon sein de mère auraient froissés les plis,
Sont à sans vêtements sur le sable ou le marbre,
Comme des passereaux tombés du nid sous l’arbre !
Nul duvet n’attiédit leur tendre nudité !
– Hélas ! non, dit Lakmi. – Monstres de cruauté !
Hommes dont la malice assassine les anges !
Eh bien, de ces cheveux je leur ferai des langes !
Oh ! ne résistez pas au dernier de mes vœux !
Vous, enfant ! faites-leur un lit de mes cheveux :
Étendez sous les corps de ce tendre et beau couple
De mon front dépouillé ce duvet long et souple ;
Couvrez leur blanche peau de ces anneaux coupés ;
Je les ai si souvent de même enveloppés !
Dans ces réseaux flottants qu’ouvraient leurs mains jumelles,
Ils se sont tant de fois assoupis sous mes ailes !
Avec ces noirs anneaux qu’ils cherchaient a nouer,
Oh ! j’aimais tant a voir leurs doigts de lait jouer !
Ils en reconnaietront l’odeur, douce chimère !
Ils se croiront encor sur le sein de leur mère ! »
Tout en parlant ainsi, sous le fil des ciseaux
Ses beaux cheveux coupés tombaient en longs réseaux ;
Les ondes sous ses pieds s’accumulaient en foule,
Comme les plis montants d’une robe qui coule.
Quand ils furent montés jusqu’à ses deux genoux,
Sur les bras de Lakmi les amoncelant tous :
Oh ! prenez, lui dit-elle, et portez, portez vite !
Portez-les encor chauds de ce front qui les quitte !
Laissez sur votre main mes lèvres se poser,
Et revenez bientôt me rendre leur baiser ! »
Lakmi, les bras chargés de l’ondoyante soie,
Sortit en déguisant son infernale joie,
Regagna son palais, et loin de tous les yeux
Cacha dans ses atours ce dépôt précieux.
Mais à peine avait-elle enfermé sa parure,
Que, pressant les moments qu’un seul soleil mesure,
Et des géants trompés déroutant le coup d’oeil,
Du cachot de Cédar elle touchait le seuil.
Humble et douce à ses pieds comme un tigre elle rampe.
« O toi pour qui mon cœur veille comme une lampe,
Cédar ! ô le plus beau des songes de Lakmi !
Toi que j’adore en dieu sous ce doux nom d’ami !
Relève enfin ce front courbé sous l’infortune,
Et bénis une fois ma tendresse importune !
De tes membres sacrés l’esclavage est fini.
Demain, à Daïdha par mes soins réuni,
Le soleil te verra libre, et prenant ta course
Vers ces monts, fils du ciel, remonter à ta source !
Ne perdons pas le jour en trop longs entretiens ;
Ne m’interroge pas, mais écoute et retiens :
« Dans Balbek cette nuit un grand complot se trame.
Nemphed assassiné commencera le drame.
Sa mort mettra le glaive aux mains de nos tyrans,
Leur sang empoisonné coulera par torrents ;
L’incendie à grands plis baignera ces murailles,
Tous les dieux prendront part aux sanglantes batailles,
Et, montant pour combattre aux sommets de leurs tours,
Laisseront sans gardiens ces ténébreux détours.
Dans la confusion de l’horrible mêlée ;
Une porte de fer, dans le granit scellée,
Restera, pour ta fuite, ouverte sous ces murs ;
Une esclave voilée, aux pas discrets et sûrs,
Au signal convenu t’y tracera ta route :
Quand tes pieds de la porte auront franchi la voûte,
Sous un bois de cyprès que tu traverseras
L’esclave remettra Daïdha dans tes bras.
Fuis comme le coursier que le tigre relance ;
Ton salut tout entier dépend de ton silence.
Fuis tant que le fardeau serré contre ton cœur
N’aura pas pour ta course épuisé ta vigueur.
Tu ne t’arrêteras qu’une heure avant l’aurore,
Vers un détour du fleuve, au pied d’un sycomore.
Là, sûr de ton trésor, tu le déposeras,
Et toujours sans parler, assis, tu m’attendras.
Avant qu’au firmament le jour commence à. poindre,
Avec tes deux jumeaux je viendrai t’y rejoindre.
Ton bonheur tout entier se pressera sur toi.
Nous fuirons, nous fuirons ensemble, elle, eux et moi.
Si vous voulez encor que Lakmi puisse vivre,
Votre heureuse pitié me laissera vous suivre ;
Ou tu me diras : « Meurs » ; et tu m’étoufferas
Comme ce pauvre chien étouffé dans tes bras !
Adieu, l’heure suit l’heure, et le temps nous dévore.
Tu me remercîras au pied du sycomore. »
Elle dit, et jetant une lime à sa main,
Elle lui fit un signe, il comprit : « A demain ! »