Simple croquis d’après nature

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Je viens du Havre par le train qui arrive à 11 h. 5.

J’ai donné, par dépêche, un rendez-vous à un de mes amis au café Terminus. Nous devons déjeuner ensemble et je l’attends.

Il n’arrive pas vite. Peut-être s’imagine-t-il, cet idiot, que je n’ai d’autre mission en la vie que l’attendre.

Garçon, de quoi écrire ! commandé-je pour tuer le temps.

Je vais écrire.

Je vais écrire quoi ? N’importe quoi ?

Ça n’a aucune importance que j’écrive une chose ou une autre, puisque c’est uniquement pour tuer le temps.

(Comme si, pauvre niais que je suis, ce n’était pas le temps qui nous tuait.)

Alors, je vais écrire ce qui vient de se passer à la table voisine de celle que j’occupe.

Trois personnes, débarquant sans doute d’un train de banlieue quelconque, sont entrées: une dame, un monsieur, une petite fille.

La dame: une trentaine d’années, plutôt jolie, mais l’air un peu grue et surtout très dinde.

Le monsieur: dans les mêmes âges, très chic, une physionomie à n’avoir pas inventé la mélinite, mais d’aspect très brave homme.

La gosse: en grand deuil, tout un petit poème. Pas plus de cinq ou six ans. On ne sait pas si elle est jolie. Elle semble être déjà une petite femme qui connaît la vie et qui en a vue bien d’autres. Sa bouche se pince en un arc morose et las. Dans ses grands yeux secs très intelligents passent des lueurs de révolte. Une pauvre petite sûrement pas heureuse:

Le monsieur et la dame ont demandé chacun un porto.

Et moi ? dit la gosse. Alors, je vais sucer mon pouce ?

Tu veux boire ? dit la maman.

Tiens, c’te blague ! Pourquoi que je boirais pas ? Tu bois bien, toi.

Le monsieur intervient.

Que désirez-vous boire, ma petite fille ?

Moi, je veux boire un verre de gronfignan.

Un verre de ?…

Du gronfignan… Tu sais bien, maman, du gronfignan comme il y chez grand’mère.

Ah ! du frontignan !

Oui, du gronfignan, avec deux biscuits.

Des biscuits, petite gourmande ?

Mais oui, pardi, des biscuits ! Je suis pas gourmande parce que je demande des biscuits. J’ai faim, v’là tout ! Avec ça, des fois, que t’as pas faim, toi ! Et tout le monde aussi, des fois, a faim. D’abord, chaque fois que je vais en chemin de fer, moi, j’ai faim.

Le gronfignan et les biscuits sont apportés.

Fais donc attention, Blanche, tu manges comme un petit cochon !

Comment, je mange comme un petit cochon !

Bien sûr, tu mets du vin sur ta robe.

Alors, les petits cochons, ça met du vin sur sa robe ?

Et les yeux de la petite semblent hausser les épaules.

La mère s’impatiente visiblement.

Et puis, quand tu auras fini d’essuyer la table avec tes manches.

Avec quoi donc que tu veux que je l’essuie, la table ? Avec mon chapeau à plumes qu’est dans ton armoire ?

Oh ! cette petite fille est d’un mal élevé ! Si tu continues, je te mettrai dans une maison de correction !

Pas dans celle où qu’on t’a mise, toi, hein ! Parce que ça ne t’a pas beaucoup profité, c’te correction-là, à toi.

Le monsieur ne peut s’empêcher de beaucoup rire.

Ne riez pas, je vous prie, mon cher, dit la dame vexée… Ah ! ces enfants ! Plus on est gentil avec eux, plus ils sont ingrats.

La petite fille devient dure.

Gentils avec eux, tu dis ?… T’as la prétention d’être gentille avec moi, toi ? Alors, pourquoi tu m’as laissée à la pension pendant Noël et pendant le jour de l’An ?

Parce que j’avais autre chose à faire.

Autre chose à faire ? Je sais bien, moi, ce que t’avais à faire… T’avais à faire de boulotter des dindes truffées avec des types !

Avec des… quoi ?

Car toute l’indignation de la mère est déclenchée par le mot: types.

Avec des quoi ?

Et la petite regarde sa mère bien dans les yeux et répète:

Avec des types, je dis !

V’lan ! Une gifle !

L’enfant n’a pas bronché, seulement sa petite bouche s’est pincée plus fort, et ses grands yeux sont devenus troubles de mauvaises pensées et de haine.

Le pauvre monsieur n’ose pas intervenir, mais il est très évidemment peiné de cette scène.

Après un silence:

Tout de même, dit la petite, en jetant à sa mère un regard de défi, tu ne faisais pas tant la maline avec moi, du temps de mon autre papa, de mon vrai !

Le monsieur se lève et, s’excusant brièvement, sort.

Bientôt il revient avec une grande boîte, probablement acquise au bazar de la rue d’Amsterdam.

Tenez, ma petite fille, voilà pour vous !

Pour moi !

Mais, oui, pour vous ! Regardez, c’est une cuisine avec tout ce qu’il faut.

La petite ouvre la boîte et se pétrifie d’admiration.

Et puis, tout d’un coup, sa figure de révolte se détend. De grosses larmes emplissent ses yeux.

À ce moment, elle devient follement jolie.

Elle tombe dans les bras du monsieur, l’embrasse et sanglote, rageant de ne pas trouver des mots assez câlins pour lui dire toute sa reconnaissance:

Merci, monsieur ! Merci, mon cher bon monsieur ! Merci, mon cher bon petit monsieur chéri !

Et, Dieu me pardonne, le cher bon petit monsieur chéri a aussi des larmes dans les yeux.

Mais la mère, trouvant cette histoire extraordinairement ridicule, frappe la table avec la pomme d’or de son parapluie pour que le garçon vienne, qu’on paye et qu’on file.

C’est égal, il y a des femmes qui sont rudement chameau !

 

Deux et deux font cinq (2+2=5)

Alphonse Allais



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