À M. Alfred de Vigny
I
Ô fille d'Euripide, ô belle fille antique,
Ô muse, qu'as-tu fait de ta blanche tunique ?
Prêtresse du saint temple, oh ! Que sont devenus
Les ornements sacrés qui couvraient tes pieds nus !
Et les cheveux dorés relevés sur ta tête,
Et le grave cothurne, et la lyre poète,
Et les voiles de lin, en ta marche à longs plis
Flottant et balayant les dalles du parvis,
Et le fleuve éternel de tes larmes pieuses,
Et tes sanglots divins, douleurs harmonieuses ?
Ô belle fille antique ! ô toi qu'on adorait !
De tes chastes habits, prêtresse, qu'as-tu fait ?
Tu les as échangés contre des haillons sales ;
Ton beau corps est tombé dans la fange des halles,
Et ta bouche oubliant l'idiome de miel
Qu'elle semblait puiser dans les concerts du ciel,
Ta bouche, aux passions du peuple descendue,
S'est ouverte aux jurons de la fille perdue.
II
C'en est fait aujourd'hui de la beauté de l'art !
Car l'immoralité levant un oeil hagard
Se montre hardiment dans les jeux populaires ;
Les théâtres partout sont d'infâmes repaires,
Des temples de débauche, où le vice éhonté
Donne pour tous les prix leçon d'impureté.
C'est à qui chaque soir sur leurs planches banales
Etalera le plus de honte et de scandales,
A qui déroulera dans un roman piteux
Des plus grossières moeurs les traits les plus honteux,
Et sans respect aucun pour la femme et pour l'âge,
Fera monter le plus de rougeur au visage.
Allez, homme au coeur pur, allez en curieux
Heurter vos pieds, le soir, à tous ces mauvais lieux ;
Dans ces antres infects descendez quand la brume
Sur la grande cité comme un falot s'allume ;
Vous verrez au milieu d'un fleuve de sueur
Sous un pâle soleil et sa jaune lueur,
Sans haleine, sans pouls, et les lèvres muettes,
Tout un peuple accroupi sur de noires banquettes,
Ecoutant à plaisir la langue des bourreaux,
Apprivoiser ses yeux au sang des échafauds.
Vous y verrez sous l'oeil du père de famille,
De lubriques tableaux enseigner à sa fille,
Comment sur un sofa, sans remords et sans peur,
On ouvre à tout venant et sa jambe et son coeur ;
Comment font les deux mains d'un homme qui viole ;
Comment à ses transports une femme s'immole ;
Et les femmes, au bout de ces drames impurs,
Haletantes encor, l'oeil en feu, les seins durs,
D'un pied lent désertant la salle solitaire,
Regagner leur foyer en rêvant l'adultère.
Voilà, voilà pourtant l'air fétide, empesté,
Que l'art de ses rameaux verse sur la cité ;
L'air malsain que Paris, comme une odeur divine,
Vient humer chaque soir de toute sa poitrine !
Arbre impur ! On dirait que ton front dégarni
Ne porte plus au ciel qu'un feuillage jauni ;
Et que les fruits tombés de ta branche sonore,
Comme ceux qui poussaient aux arbres de Gomorrhe,
Sous la lèvre du peuple amers et tout flétris
Ne sont que cendre sèche et que germes pourris !
III
Ah ! Dans ces temps maudits, les citoyens iniques
Ne sont pas tous errants sur les places publiques ;
Ce ne sont pas toujours ces rudes affamés
Aux seins poilus, aux bras péniblement armés,
Ces pauvres ouvriers hurlant comme une meute,
Et que le ventre seul mène et pousse à l'émeute ;
Ces hommes de ruine et de destruction
Ne soufflent pas le vent de la corruption,
Leur bras n'atteint jamais que l'aride matière ;
Ils ébranlent le marbre, ils attaquent la pierre ;
Et quand le mur battu tombe sur le côté,
Leur torrent passe et fuit comme un torrent d'été.
Mais les hommes pervers, mais les hommes coupables,
Dont le pied grave au sol des traces plus durables,
Ce sont tous ces auteurs, qui, le scalpel en main,
Cherchent, les yeux ardents, au fond du coeur humain,
La fibre la moins pure et la plus sale veine
Pour en faire jaillir des flots d'or à main pleine.
Les uns vont calculant du fond du cabinet,
D'un spectacle hideux le produit brut et net ;
D'autres aux ris du peuple, aux brocards de l'école,
Promènent sans pitié l'encensoir et l'étole ;
D'autres déshabillant la céleste pudeur,
Ne laissent pas un voile à l'humaine candeur.
Puis viennent les maçons de la littérature,
Qui, portant le marteau sur toute sépulture,
Courent de siècle en siècle arracher par lambeaux
Les crimes inouïs qui dorment aux tombeaux.
Sombres profanateurs avides de dépouilles,
Ils n'attendant pas même au milieu de leurs fouilles
Que la terre qui tombe ait refroidi les morts ;
De la fosse encor fraîche ils retirent les corps,
Et sans crainte de Dieu, leur bras, leur bras obscène
Les livre encor tout chauds aux clameurs de la scène.
IV
Ils ne savent donc pas, ces vulgaires rimeurs,
Quelle force ont les arts pour démolir les moeurs ;
Que l'encre dégouttant de leurs plumes grossières
Renoircit tous les coeurs blanchis par les lumières ;
Combien il est affreux d'empoisonner le bien,
Et de porter le nom de mauvais citoyen !
Ils ne savent donc pas la sanglante torture,
De se dire, à part soi : j'ai fait une oeuvre impure ;
Et de voir ses enfants à la face du ciel
Baisser l'oeil et rougir du renom paternel !
Non, le gain les excite et l'argent les enfièvre,
L'argent leur clôt les yeux et leur salit la lèvre,
L'argent, l'argent fatal, dernier dieu des humains,
Les prend par les cheveux, les secoue à deux mains,
Les pousse dans le mal, et pour un vil salaire
Leur mettrait les deux pieds sur le corps de leur père.
Honte à eux ! Car trop loin de l'atteinte des lois,
L'honnête homme peut seul les flétrir de sa voix !
Honte à eux ! Car leur main jamais ne s'est lassée
A couvrir de laideur l'immortelle pensée !
De l'art, de l'art divin, ce bel enfant des cieux,
Créé pour enseigner la parole des dieux,
Ils ont fait sur la terre un affreux cul-de-jatte,
Tronçon d'homme manqué, marchant à quatre pattes,
Et montrant aux passants des moignons tout sanglants,
Et l'ulcère honteux qui lui ronge les flancs !
1831.