La musique, ce soir, berce comme une vague mourante. Elle est si douce qu’elle se fond dans l’air et se dilue dans le silence. Note à note s’égrène la mélodie, comme la fleur s’effeuille pétale à pétale, sans bruit. Et l’harmonie flotte, poussière de sons, dans l’atmosphère paisible…
La musique est douce, douce… L’ombre en est tranquillisée, le cœur
saisi. Presque rien pour l’oreille, tout pour l’âme. Je ne sais quoi
dans l’heure endormie la subtilise, l’évapore.
Elle semble venir de très loin, peut-être du fond de mon passé, comme
une brise qui aurait fait le tour de la terre; et je ne sais si la
chanson est en-dedans ou en-dehors de moi, tant elle est douce, douce,
douce…
Et cependant, elle est forte comme une puissance céleste, puisqu’elle
bouleverse mon être et fait pleurer mes yeux. Je l’entends à peine,
mais elle exulte en moi, tel qu’un orgue au matin de Pâques, tel qu’un
orchestre innombrable, tel qu’un carillon triomphal !
Sa douceur formidable enivre mon cerveau, comme pas un vin de France ou
d’Italie. Pourtant, je ne perçois qu’un peu de bruit qui palpite, — le
battement de mon cœur, peut-être — tant elle est douce, douce, douce…
Moi seul l’entends — si l’on peut dire, — cette musique qui passe avec des ailes de vent.
Elle évoque quelque chose qui ressemble à une fleur ou un visage…
C’est imprécis comme une brume, inconsistant comme un nuage. Je ne sais
ce que c’est — peut-être un souvenir, peut-être un songe, peut-être
rien, comme cette musique douce, douce, douce est peut-être irréelle…
Car c’est le soir, dont l’âme ne se défie pas, le soir magique et
mystérieux. Le moindre souffle est comme un archet qui joue sur nos
nerfs la mélodie vraie ou fausse, selon le jour et selon la vie.
À cet instant, si la douceur indicible d’une musique que je n’entends
pas m’émeut jusqu’au bonheur, si je le sens, si je l’écris, en vérité,
j’ignore pourquoi, mon cœur m’est inconnu…
Billets du soir
Albert Lozeau