Les Fourberies de Scapin ACTE III Scène 2
Les Fourberies de Scapin par Molière
Géronte, Scapin.
Géronte
Hé bien, Scapin, comment va l’affaire de mon fils ?
Scapin
Votre fils, Monsieur, est en lieu de sûreté; mais vous courez maintenant, vous, le péril le plus grand du monde, et je voudrais pour beaucoup que vous fussiez dans votre logis.
Géronte
Comment donc ?
Scapin
À l’heure que je parle, on vous cherche de toutes parts pour vous tuer.
Géronte
Moi ?
Scapin
Oui.
Géronte
Et qui ?
Scapin
Le frère de cette personne qu’Octave a épousée. Il croit que le dessein que vous avez de mettre votre fille à la place que tient sa sœur est ce qui pousse le plus fort à faire rompre leur mariage; et, dans cette pensée, il a résolu hautement de décharger son désespoir sur vous et vous ôter la vie pour venger son honneur. Tous ses amis, gens d’épée comme lui, vous cherchent de tous les côtés, et demandent de vos nouvelles. J’ai vu même deçà et delà, des soldats de sa compagnie qui interrogent ceux qu’ils trouvent, et occupent par pelotons toutes les avenues de votre maison. De sorte que vous ne sauriez aller chez vous, vous ne sauriez faire un pas ni à droit, ni à gauche, que vous ne tombiez dans leurs mains.
Géronte
Que ferai-je, mon pauvre Scapin ?
Scapin
Je ne sais pas, Monsieur, et voici une étrange affaire. Je tremble pour vous depuis les pieds jusqu’à la tête, et… Attendez.
Il se retourne, et fait semblant d’aller voir au bout du théâtre s’il n’y a personne.
Géronte, en tremblant.
Eh ?
Scapin, en revenant.
Non, non, non, ce n’est rien.
Géronte
Ne saurais-tu trouver quelque moyen pour me tirer de peine ?
Scapin
J’en imagine bien un; mais je courrais risque moi, de me faire assommer.
Géronte
Eh ! Scapin, montre-toi serviteur zélé: ne m’abandonne pas, je te prie.
Scapin
Je le veux bien. J’ai une tendresse pour vous qui ne saurait souffrir que je vous laisse sans secours.
Géronte
Tu en seras récompensé, je t’assure; et je te promets cet habit-ci, quand je l’aurai un peu usé.
Scapin
Attendez. Voici une affaire que je me suis trouvée fort à propos pour vous sauver. Il faut que vous vous mettiez dans ce sac et que…
Géronte, croyant voir quelqu’un.
Ah !
Scapin
Non, non, non, non, ce n’est personne. Il faut, dis-je, que vous vous mettiez là dedans, et que vous gardiez de remuer en aucune façon. Je vous chargerai sur mon dos, comme un paquet de quelque chose, et je vous porterai ainsi au travers de vos ennemis, jusque dans votre maison, où quand nous serons une fois, nous pourrons nous barricader, et envoyer quérir main-forte contre la violence.
Géronte
L’invention est bonne.
Scapin
La meilleure du monde. Vous allez voir. (À part.) Tu me payeras l’imposture.
Géronte
Eh ?
Scapin
Je dis que vos ennemis seront bien attrapés. Mettez-vous bien jusqu’au fond, et surtout prenez garde de ne vous point montrer, et de ne branler pas, quelque chose qui puisse arriver.
Géronte
Laisse-moi faire. Je saurai me tenir…
Scapin
Cachez-vous. Voici un spadassin qui vous cherche. (En contrefaisant sa voix.) ” Quoi ? Jé n’aurai pas l’abantage dé tuer cé Geronte, et quelqu’un par charité né m’enseignera pas où il est ? ” (À Géronte avec sa voix ordinaire.) Ne branlez pas. (Reprenant son ton contrefait.) ” Cadédis, jé lé trouberai, sé cachât-il au centre dé la terre. ” (À Géronte avec son ton naturel.) Ne vous montrez pas. (Tout le langage gascon est supposé de celui qu’il contrefait, et le reste de lui.) “ Oh, l’homme au sac ! ” Monsieur. ” Jé té vaille un louis, et m’enseigne où put être Géronte. ” Vous cherchez le seigneur Géronte ? “ Oui, mordi ! Jé lé cherche. ” Et pour quelle affaire, Monsieur ? “ Pour quelle affaire ? ” Oui. ” Jé beux, cadédis, lé faire mourir sous les coups de vaton. ” Oh ! Monsieur, les coups de bâton ne se donnent point à des gens comme lui, et ce n’est pas un homme à être traité de la sorte. ” Qui, cé fat dé Geronte, cé maraut, cé velître ? ” Le seigneur Géronte, Monsieur, n’est ni fat, ni maraud, ni belître, et vous devriez, s’il vous plaît, parler d’autre façon. ” Comment, tu mé traites, à moi, avec cette hautur ? ” Je défends, comme je dois, un homme d’honneur qu’on offense. ” Est-ce que tu es des amis dé cé Geronte ? ” Oui, Monsieur, j’en suis. ” Ah ! Cadédis, tu es de ses amis, à la vonne hure. ” (Il donne plusieurs coups de bâton sur le sac.) ” Tiens. Boilà cé que jé té vaille pour lui. ” Ah, ah, ah ! Ah, Monsieur ! Ah, ah, Monsieur ! Tout beau. Ah, doucement, ah, ah, ah ! ” Va, porte-lui cela de ma part. Adiusias. ” Ah ! diable soit le Gascon ! Ah ! (En se plaignant et remuant le dos, comme s’il avait reçu les coups de bâton.)
Géronte, mettant la tête hors du sac.
Ah ! Scapin, je n’en puis plus !
Scapin
Ah ! Monsieur, je suis tout moulu, et les épaules me font un mal épouvantable.
Géronte
Comment ? c’est sur les miennes qu’il a frappé.
Scapin
Nenni, Monsieur, c’était sur mon dos qu’il frappait.
Géronte
Que veux-tu dire ? J’ai bien senti les coups, et les sens bien encore.
Scapin
Non, vous dis-je, ce n’est que le bout du bâton qui a été jusque sur vos épaules.
Géronte
Tu devais donc te retirer un peu plus loin, pour m’épargner…
Scapin lui remet la tête dans le sac.
Prenez garde. En voici un autre qui a la mine d’un étranger. (Cet endroit est de même celui du Gascon, pour le changement de langage, et le jeu de théâtre.) ” Parti ! Moi courir comme une Basque, et moi ne pouvre point troufair de tout le jour sti tiable de Gironte ? ” Cachez-vous bien. ” Dites-moi un peu fous, monsir l’homme, s’il ve plaist, fous savoir point où l’est sti Gironte que moi cherchair ? ” Non, Monsieur, je ne sais point où est Géronte. ” Dites-moi-le vous frenchemente, moi li fouloir pas grande chose à lui. L’est seulemente pour li donnair un petite régale sur le dos d’un douzaine de coups de bastonne, et de trois ou quatre petites coups d’épée au trafers de son poitrine. ” Je vous assure, Monsieur, que je ne sais pas où il est. ” Il me semble que j’y foi remuair quelque chose dans sti sac. ” Pardonnez-moi, Monsieur. ” Li est assurément quelque histoire là tetans. ” Point du tout, Monsieur. ” Moi l’avoir enfie de tonner ain coup d’épée dans ste sac. ” Ah ! Monsieur, gardez-vous-en bien. ” Montre-le-moi un peu fous ce que c’estre là. ” Tout beau, Monsieur. “ Quement, tout beau ? ” Vous n’avez que faire de vouloir voir ce que je porte. ” Et moi, je le fouloir foir, moi. ” Vous ne le verrez point. “ Ahi que de badinemente ! ” Ce sont hardes qui m’appartiennent. “ Montre-moi fous, te dis-je. ” Je n’en ferai rien. “ Toi ne faire rien ? ” Non. ” Moi pailler de ste bastonne dessus les épaules de toi. ” Je me moque de cela. “ Ah ! toi faire le trole. ” Ahi, ahi, ahi; ah, Monsieur, ah, ah, ah, ah. ” Jusqu’au refoir: l’estre là un petit leçon pour li apprendre à toi à parlair insolentemente ! ” Ah ! peste soit du baragouineux. Ah !
Géronte, sortant sa tête du sac.
Ah ! je suis roué !
Scapin
Ah ! je suis mort !
Géronte
Pourquoi diantre faut-il qu’ils frappent sur mon dos ?
Scapin, lui remettant sa tête dans le sac.
Prenez garde, voici une demi-douzaine de soldats tout ensemble. (Il contrefait plusieurs personnes ensemble.) ” Allons, tâchons à trouver ce Géronte, cherchons partout. N’épargnons point nos pas. Courons toute la ville. N’oublions aucun lieu. Visitons tout. Furetons de tous les côtés. Par où irons-nous ? Tournons par là. Non, par ici. À gauche. À droit. Nenni. Si fait. ” Cachez-vous bien. ” Ah ! camarades, voici son valet. Allons, coquin, il faut que tu nous enseignes où est ton maître. ” Eh ! Messieurs, ne me maltraitez point. ” Allons, dis-nous où il est. Parle. Hâte-toi. Expédions. Dépêche vite. Tôt. ” Eh ! Messieurs, doucement. (Géronte met doucement la tête hors du sac, et aperçoit la fourberie de Scapin.) ” Si tu ne nous fais trouver ton maître tout à l’heure, nous allons faire pleuvoir sur toi une ondée de coups de bâton. ” J’aime mieux souffrir toute chose que de vous découvrir mon maître. “ Nous allons t’assommer. ” Faites tout ce qu’il vous plaira. “ Tu as envie d’être battu. ” Je ne trahirai point mon maître. “ Ah ! tu en veux tâter ? ” Oh !
Comme il est prêt de frapper, Géronte sort du sac, et Scapin s’enfuit.
Géronte
Ah, infâme ! ah, traître ! ah, scélérat ! C’est ainsi que tu m’assassines !
Les Fourberies de Scapin par Jean Baptiste Poquelin: Molière
Une pièce de théâtre de Molière