Les Caractères de Théophraste
J’ai admiré souvent, et j’avoue que je ne puis encore comprendre, quelque sérieuse réflexion que je fasse, pourquoi toute la Grèce étant placée sous un même ciel et les Grecs nourris et élevés de la même manière, il se trouve néanmoins si peu de ressemblance dans leurs mœurs. Puis donc, mon cher Policlès, qu’à l’âge de quatre-vingt-dix neuf ans où je me trouve j’ai assez vécu pour connaître les hommes, que j’ai vu d’ailleurs pendant le cours de ma vie toutes sortes de personnes et de divers tempéraments, et que je me suis toujours attaché à étudier les hommes vertueux comme ceux qui n’étaient connus que par leurs vices, il semble que j’ai dû marquer les caractères des uns et des autres, et ne me pas contenter de peindre les Grecs en général, mais même de toucher ce qui est personnel et ce que plusieurs d’entre eux paraissent avoir de plus familier. J’espère, mon cher Policlès, que cet ouvrage sera utile à ceux qui viendront après nous: il leur tracera des modèles qu’ils pourront suivre, il leur apprendra à faire le discernement de ceux avec qui ils doivent lier quelque commerce, et dont l’émulation les portera à imiter leur sagesse et leurs vertus. Ainsi je vais entrer en matière, c’est à vous de pénétrer dans mon sens, et d’examiner avec attention si la vérité se trouve dans mes paroles; et sans faire une plus longue préface, je parlerai d’abord de la dissimulation, je définirai ce vice, je dirai ce que c’est qu’un homme dissimulé, je décrirai ses mœurs, et je traiterai ensuite des autres passions, suivant le projet que j’en ai fait.
De la dissimulation
La dissimulation n’est pas aisée à bien définir: si l’on se contente d’en faire une simple description, l’on peut dire que c’est un certain art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. Un homme dissimulé se comporte de cette manière: il aborde ses ennemis, leur parle, et leur fait croire par cette démarche qu’il ne les hait point; il loue ouvertement et en leur présence ceux à qui il dresse de secrètes embûches, et il s’afflige avec eux s’il leur est arrivé quelque disgrâce; il semble pardonner les discours offensants que l’on lui tient; il récite froidement les plus horribles choses que l’on lui aura dites contre sa réputation, et il emploie les paroles les plus flatteuses pour adoucir ceux qui se plaignent de lui, et qui sont aigris par les injures qu’ils en ont reçues. S’il arrive que quelqu’un l’aborde avec empressement, il feint des affaires, et lui dit de revenir une autre fois. Il cache soigneusement tout ce qu’il fait; et à l’entendre parler, on croirait toujours qu’il délibère. Il ne parle point indifféremment; il a ses raisons pour dire tantôt qu’il ne fait que revenir de la campagne, tantôt qu’il est arrivé à la ville fort tard, et quelquefois qu’il est languissant, ou qu’il a une mauvaise santé. Il dit à celui qui lui emprunte de l’argent à intérêt, ou qui le prie de contribuer de sa part à une somme que ses amis consentent de lui prêter, qu’il ne vend rien, qu’il ne s’est jamais vu si dénué d’argent; pendant qu’il dit aux autres que le commerce va le mieux du monde, quoique en effet il ne vende rien. Souvent, après avoir écouté ce que l’on lui a dit, il veut faire croire qu’il n’y a pas eu la moindre attention; il feint de n’avoir pas aperçu les choses où il vient de jeter les yeux, ou s’il est convenu d’un fait, de ne s’en plus souvenir. Il n’a pour ceux qui lui parlent d’affaire que cette seule réponse: “ J’y penserai. ” Il sait de certaines choses, il en ignore d’autres, il est saisi d’admiration, d’autres fois il aura pensé comme vous sur cet événement, et cela selon ses différents intérêts. Son langage le plus ordinaire est celui-ci: ” Je n’en crois rien, je ne comprends pas que cela puisse être, je ne sais où j’en suis “; ou bien: ” Il me semble que je ne suis pas moi-même “; et ensuite: ” Ce n’est pas ainsi qu’il me l’a fait entendre; voilà une chose merveilleuse et qui passe toute créance; contez cela à d’autres; dois-je vous croire ? ou me persuaderai-je qu’il m’ait dit la vérité ? “, paroles doubles et
artificieuses, dont il faut se défier comme de ce qu’il y a au monde de plus pernicieux. Ces manières d’agir ne partent point d’une âme simple et droite, mais d’une mauvaise volonté, ou d’un homme qui veut nuire; le venin des aspics est moins à craindre.
De la flatterie
La flatterie est un commerce honteux qui n’est utile qu’au flatteur. Si un flatteur se promène avec quelqu’un dans la place: ” Remarquez-vous, lui dit-il, comme tout le monde a les yeux sur vous ? cela n’arrive qu’à vous seul. Hier il fut bien parlé de vous, et l’on ne tarissait point sur vos louanges: nous nous trouvâmes plus de trente personnes dans un endroit du Portique; et comme par la suite du discours l’on vint à tomber sur celui que l’on devait estimer le plus homme de bien de la ville, tous d’une commune voix vous nommèrent, et il n’y en eut pas un seul qui vous refusât ses suffrages. ” Il lui dit mille choses de cette nature. Il affecte d’apercevoir le moindre duvet qui se sera attaché à votre habit, de le prendre et de le souffler à terre. Si par hasard le vent a fait voler quelques petites pailles sur votre barbe ou sur vos cheveux, il prend soin de vous les ôter; et vous souriant: ” Il est merveilleux, dit-il, combien vous êtes blanchi depuis deux jours que je ne vous ai pas vu “; et il ajoute: ” Voilà encore, pour un homme de votre âge, assez de cheveux noirs. ” Si celui qu’il veut flatter prend la parole, il impose silence à tous ceux qui se trouvent présents, et il les force d’approuver aveuglément tout ce qu’il avance, et dès qu’il a cessé de parler, il se récrie: ” Cela est dit le mieux du monde, rien n’est plus heureusement rencontré. ” D’autres fois, s’il lui arrive de faire à quelqu’un une raillerie froide, il ne manque pas de lui applaudir, d’entrer dans cette mauvaise plaisanterie; et quoiqu’il n’ait nulle envie de rire, il porte à sa bouche l’un des bouts de son manteau, comme s’il ne pouvait se contenir et qu’il voulût s’empêcher d’éclater; et s’il l’accompagne lorsqu’il marche par la ville, il dit à ceux qu’il rencontre dans son chemin de s’arrêter jusqu’à ce qu’il soit passé. Il achète des fruits, et les porte chez ce citoyen; il les donne à ses enfants en sa présence; il les baise, il les caresse: ” Voilà, dit-il, de jolis enfants et dignes d’un tel père. ” S’il sort de sa maison, il le suit; s’il entre dans une boutique pour essayer des souliers, il lui dit: ” Votre pied est mieux fait que cela. ” Il l’accompagne ensuite chez ses amis, ou plutôt il entre le premier dans leur maison, et leur dit: ” Un tel me suit et vient vous rendre visite “; et retournant sur ses pas: ” Je vous ai annoncé, dit-il, et l’on se fait un grand honneur de vous recevoir. ” Le flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des choses les plus viles et
qui ne conviennent qu’à des femmes. S’il est invité à souper, il est le premier des conviés à louer le vin; assis à table le plus proche de celui qui fait le repas, il lui répète souvent: ” En vérité, vous faites une chère délicate “; et montrant aux autres l’un des mets qu’il soulève du plat: ” Cela s’appelle, dit-il, un morceau friand. ” Il a soin de lui demander s’il a froid, s’il ne voudrait point une autre robe; et il s’empresse de le mieux couvrir. Il lui parle sans cesse à l’oreille; et si quelqu’un de la compagnie l’interroge, il lui répond négligemment et sans le regarder, n’ayant des yeux que pour un seul. Il ne faut pas croire qu’au théâtre il oublie d’arracher des carreaux des mains du valet qui les distribue, pour les porter à sa place, et l’y faire asseoir plus mollement. J’ai dû dire aussi qu’avant qu’il sorte de sa maison, il en loue l’architecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jardins sont bien plantés; et s’il aperçoit quelque part le portrait du maître, où il soit extrêmement flatté, il est touché de voir combien il lui ressemble, et il l’admire comme un chef-d’œuvre. En un mot, le flatteur ne dit rien et ne fait rien au hasard; mais il rapporte toutes ses paroles et toutes ses actions au dessein qu’il a de plaire à quelqu’un et d’acquérir ses bonnes grâces.
De l’impertinent ou du diseur de rien
La sotte envie de discourir vient d’une habitude qu’on a contractée de parler beaucoup et sans réflexion. Un homme qui veut parler, se trouvant assis proche d’une personne qu’il n’a jamais vue et qu’il ne connaît point, entre d’abord en matière, l’entretient de sa femme et lui fait son éloge, lui conte son songe; lui fait un long détail d’un repas où il s’est trouvé, sans oublier le moindre mets ni un seul service. Il s’échauffe ensuite dans la conversation, déclame contre le temps présent, et soutient que les hommes qui vivent présentement ne valent point leurs pères. De là il se jette sur ce qui se débite au marché, sur la cherté du blé, sur le grand nombre d’étrangers qui sont dans la ville; il dit qu’au printemps, où commencent les Bacchanales, la mer devient navigable; qu’un peu de pluie serait utile aux biens de la terre, et ferait espérer une bonne récolte; qu’il cultivera son champ l’année prochaine, et qu’il le mettra en valeur; que le siècle est dur, et qu’on a bien de la peine à vivre. Il apprend à cet inconnu que c’est Damippe qui a fait brûler la plus belle torche devant l’autel de Cérès à la fête des Mystères, il lui demande combien de colonnes soutiennent le théâtre de la musique, quel est le quantième du mois; il lui dit qu’il a eu la veille une indigestion; et si cet homme à qui il parle a la patience de l’écouter, il ne partira pas d’auprès de lui: il lui annoncera comme une chose nouvelle que les Mystères se célèbrent dans le mois d’août, les Apaturies au mois d’octobre; et à la campagne, dans le mois de décembre, les Bacchanales. Il n’y a avec de si grands causeurs qu’un parti à prendre, qui est de fuir, si l’on veut du moins éviter la fièvre; car quel moyen de pouvoir tenir contre des gens qui ne savent pas discerner ni votre loisir ni le temps de vos affaires ?
De la rusticité
Il semble que la rusticité n’est autre chose qu’une ignorance grossière des bienséances. L’on voit en effet des gens rustiques et sans réflexion sortir un jour de médecine, et se trouver en cet état dans un lieu public parmi le monde; ne pas faire la différence de l’odeur forte du thym ou de la marjolaine d’avec les parfums les plus délicieux; être chaussés large et grossièrement; parler haut et ne pouvoir se réduire à un ton de voix modéré; ne se pas fier à leurs amis sur les moindres affaires, pendant qu’ils s’en entretiennent avec leurs domestiques, jusques à rendre compte à leurs moindres valets de ce qui aura été dit dans une assemblée publique. On les voit assis, leur robe relevée jusqu’aux genoux et d’une manière indécente. Il ne leur arrive pas en toute leur vie de rien admirer, ni de paraître surpris des choses les plus extraordinaires que l’on rencontre sur les chemins; mais si c’est un bœuf, un âne, ou un vieux bouc, alors ils s’arrêtent et ne se lassent point de les contempler. Si quelquefois ils entrent dans leur cuisine, ils mangent avidement tout ce qu’ils y trouvent, boivent tout d’une haleine une grande tasse de vin pur; ils se cachent pour cela de leur servante, avec qui d’ailleurs ils vont au moulin, et entrent dans les plus petits détails du domestique. Ils interrompent leur souper, et se lèvent pour donner une poignée d’herbes aux bêtes de charrue qu’ils ont dans leurs étables. Heurte-t-on à leur porte pendant qu’ils dînent, ils sont attentifs et curieux. Vous remarquez toujours proche de leur table un gros chien de cour, qu’ils appellent à eux, qu’ils empoignent par la gueule, en disant: ” Voilà celui qui garde la place, qui prend soin de la maison et de ceux qui sont dedans. ” Ces gens, épineux dans les payements qu’on leur fait, rebutent un grand nombre de pièces qu’ils croient légères, ou qui ne brillent pas assez à leurs yeux, et qu’on est obligé de leur changer. Ils sont occupés pendant la nuit d’une charrue, d’un sac, d’une faux, d’une corbeille, et ils rêvent à qui ils ont prêté ces ustensiles; et lorsqu’ils marchent par la ville: ” Combien vaut, demandent-ils aux premiers qu’ils rencontrent, le poisson salé ? Les fourrures se vendent-elles bien ? N’est-ce pas aujourd’hui que les jeux nous ramènent une nouvelle lune ? ” D’autres fois, ne sachant que dire, ils vous apprennent qu’ils vont se faire raser, et qu’ils ne sortent que pour cela. Ce sont ces mêmes personnes que l’on entend chanter dans le bain, qui mettent des clous à
leurs souliers, et qui, se trouvant tout portés devant la boutique d’Archias, achètent eux-mêmes des viandes salées, et les apportent à la main en pleine rue.
Du complaisant
Pour faire une définition un peu exacte de cette affectation que quelques-uns ont de plaire à tout le monde, il faut dire que c’est une manière de vivre où l’on cherche beaucoup moins ce qui est vertueux et honnête que ce qui est agréable. Celui qui a cette passion, d’aussi loin qu’il aperçoit un homme dans la place, le salue en s’écriant: ” Voilà ce qu’on appelle un homme de bien ! “, l’aborde, l’admire sur les moindres choses, le retient avec ses deux mains, de peur qu’il ne lui échappe; et après avoir fait quelques pas avec lui, il lui demande avec empressement quel jour on pourra le voir, et enfin ne s’en sépare qu’en lui donnant mille éloges. Si quelqu’un le choisit pour arbitre dans un procès, il ne doit pas attendre de lui qu’il lui soit plus favorable qu’à son adversaire: comme il veut plaire à tous deux, il les ménagera également. C’est dans cette vue que, pour se concilier tous les étrangers qui sont dans la ville, il leur dit quelquefois qu’il leur trouve plus de raison et d’équité que dans ses concitoyens. S’il est prié d’un repas, il demande en entrant à celui qui l’a convié où sont ses enfants; et dès qu’ils paraissent, il se récrie sur la ressemblance qu’ils ont avec leur père, et que deux figues ne se ressemblent pas mieux; il les fait approcher de lui, il les baise, et, les ayant fait asseoir à ses deux côtés, il badine avec eux: ” À qui est, dit-il, la petite bouteille ? À qui est la jolie cognée ? ” Il les prend ensuite sur lui, et les laisse dormir sur son estomac, quoiqu’il en soit incommodé. Celui enfin qui veut plaire se fait raser souvent, a un fort grand soin de ses dents, change tous les jours d’habits, et les quitte presque tout neufs; il ne sort point en public qu’il ne soit parfumé; on ne le voit guère dans les salles publiques qu’auprès des comptoirs des banquiers; et dans les écoles, qu’aux endroits seulement où s’exercent les jeunes gens; et au théâtre, les jours de spectacle, que dans les meilleures places et tout proche des préteurs. Ces gens encore n’achètent jamais rien pour eux; mais ils envoient à Byzance toute sorte de bijoux précieux, des chiens de Sparte à Gyzique, et à Rhodes l’excellent miel du mont Hymette; et ils prennent soin que toute la ville soit informée qu’ils font ces emplettes. Leur maison est toujours remplie de mille choses curieuses qui font plaisir à voir, ou que l’on peut donner, comme des singes et des satyres, qu’ils savent nourrir, des pigeons de Sicile, des dés qu’ils font faire d’os de chèvre,
des fioles pour des parfums, des cannes torses que l’on fait à Sparte, et des tapis de Perse à personnages. Ils ont chez eux jusques à un jeu de paume, et une arène propre à s’exercer à la lutte; et s’ils se promènent par la ville et qu’ils rencontrent en leur chemin des philosophes, des sophistes, des escrimeurs ou des musiciens, ils leur offrent leur maison pour s’y exercer chacun dans son art indifféremment: ils se trouvent présents à ces exercices; et se mêlant avec ceux qui viennent là pour regarder: ” À qui croyez-vous qu’appartienne une si belle maison et cette arène si commode ? Vous voyez, ajoutent-ils en leur montrant quelque homme puissant de la ville, celui qui en est le maître et qui en peut disposer. “
De l’image d’un coquin
Un coquin est celui à qui les choses les plus honteuses ne coûtent rien à dire ou à faire, qui jure volontiers et fait des serments en justice autant que l’on lui en demande, qui est perdu de réputation, que l’on outrage impunément, qui est un chicaneur de profession, un effronté, et qui se mêle de toutes sortes d’affaires. Un homme de ce caractère entre sans masque dans une danse comique; et même sans être ivre; et de sang-froid, il se distingue dans la danse la plus obscène par les postures les plus indécentes. C’est lui qui, dans ces lieux où l’on voit des prestiges, s’ingère de recueillir l’argent de chacun des spectateurs, et qui fait querelle à ceux qui, étant entrés par billets, croient ne devoir rien payer. Il est d’ailleurs de tous métiers; tantôt il tient une taverne, tantôt il est suppôt de quelque lieu infâme, une autre fois partisan: il n’y a point de sale commerce où il ne soit capable d’entrer; vous le verrez aujourd’hui crieur public, demain cuisinier ou brelandier: tout lui est propre. S’il a une mère, il la laisse mourir de faim. Il est sujet au larcin, et à se voir traîner par la ville dans une prison, sa demeure ordinaire, et où il passe une partie de sa vie. Ce sont ces sortes de gens que l’on voit se faire entourer du peuple, appeler ceux qui passent et se plaindre à eux avec une voix forte et enrouée, insulter ceux qui les contredisent: les uns fendent la presse pour les voir, pendant que les autres, contents de les avoir vus, se dégagent et poursuivent leur chemin sans vouloir les écouter; mais ces effrontés continuent de parler: ils disent à celui-ci le commencement d’un fait, quelque mot à cet autre; à peine peut-on tirer d’eux la moindre partie de ce dont il s’agit; et vous remarquerez qu’ils choisissent pour cela des jours d’assemblée publique, où il y a un grand concours de monde, qui se trouve le témoin de leur insolence. Toujours accablés de procès, que l’on intente contre eux ou qu’ils ont intentés à d’autres, de ceux dont ils se délivrent par de faux serments comme de ceux qui les obligent de comparaître, ils n’oublient jamais de porter leur boîte dans leur sein, et une liasse de papiers entre leurs mains. Vous les voyez dominer parmi de vils praticiens, à qui ils prêtent à usure, retirant chaque jour une obole et demie de chaque drachme; fréquenter les tavernes, parcourir les lieux où l’on débite le poisson frais ou salé, et consumer ainsi en bonne chère tout le profit qu’ils tirent de cette espèce de trafic. En un mot,
ils sont querelleux et difficiles, ont sans cesse la bouche ouverte à la calomnie, ont une voix étourdissante, et qu’ils font retentir dans les marchés et dans les boutiques.
Du grand parleur
Ce que quelques-uns appellent babil est proprement une intempérance de langue qui ne permet pas à un homme de se taire. ” Vous ne contez pas la chose comme elle est, dira quelqu’un de ces grands parleurs à quiconque veut l’entretenir de quelque affaire que ce soit: j’ai tout su, et si vous vous donnez la patience de m’écouter, je vous apprendrai tout “; et si cet autre continue de parler: ” Vous avez déjà dit cela; songez, poursuit-il, à ne rien oublier. Fort bien; cela est ainsi, car vous m’avez heureusement remis dans le fait: voyez ce que c’est que de s’entendre les uns les autres “; et ensuite: ” Mais que veux-je dire ? Ah ! j’oubliais une chose ! oui, c’est cela même, et je voulais voir si vous tomberiez juste dans tout ce que j’en ai appris. ” C’est par de telles ou semblables interruptions qu’il ne donne pas de loisir à celui qui lui parle de respirer; et lorsqu’il a comme assassiné de son babil chacun de ceux qui ont voulu lier avec lui quelque entretien, il va se jeter dans un cercle de personnes graves qui traitent ensemble de choses sérieuses, et les met en fuite. De là il entre dans les écoles publiques et dans les lieux des exercices, où il amuse les maîtres par de vains discours, et empêche la jeunesse de profiter de leurs leçons. S’il échappe à quelqu’un de dire: “ Je m’en vais “, celui-ci se met à le suivre, et il ne l’abandonne point qu’il ne l’ait remis jusque dans sa maison. Si par hasard il a appris ce qui aura été dit dans une assemblée de ville, il court dans le même temps le divulguer. Il s’étend merveilleusement sur la fameuse bataille qui s’est donnée sous le gouvernement de l’orateur Aristophon, comme sur le combat célèbre que ceux de Lacédémone ont livré aux Athéniens sous la conduite de Lysandre. Il raconte une autre fois quels applaudissements a eus un discours qu’il a fait dans le public, en répète une grande partie, mêle dans ce récit ennuyeux des invectives contre le peuple, pendant que de ceux qui l’écoutent les uns s’endorment, les autres le quittent, et que nul ne se ressouvient d’un seul mot qu’il aura dit. Un grand causeur, en un mot, s’il est sur les tribunaux, ne laisse pas la liberté de juger; il ne permet pas que l’on mange à table; et s’il se trouve au théâtre, il empêche non seulement d’entendre, mais même de voir les acteurs. On lui fait avouer ingénument qu’il ne lui est pas possible de se taire, qu’il faut que sa langue se remue dans son palais comme le poisson dans l’eau, et que quand on l’accuserait d’être
plus babillard qu’une hirondelle, il faut qu’il parle: aussi écoute-t-il froidement toutes les railleries que l’on fait de lui sur ce sujet; et jusques à ses propres enfants, s’ils commencent à s’abandonner au sommeil: ” Faites-nous, lui disent-ils, un conte qui achève de nous endormir. “
Du débit des nouvelles
Un nouvelliste ou un conteur de fables est un homme qui arrange, selon son caprice, des discours et des faits remplis de fausseté; qui, lorsqu’il rencontre l’un de ses amis, compose son visage, et lui souriant: ” D’où venez-vous ainsi ? lui dit-il; que nous direz-vous de bon ? n’y a-t-il rien de nouveau ? ” Et continuant de l’interroger: ” Quoi donc ? n’y a-t-il aucune nouvelle ? cependant il y a des choses étonnantes à raconter. ” Et sans lui donner le loisir de lui répondre: ” Que dites-vous donc ? poursuit-il; n’avez-vous rien entendu par la ville ? Je vois bien que vous ne savez rien, et que je vais vous régaler de grandes nouveautés. ” Alors, ou c’est un soldat, ou le fils d’Astée le joueur de flûte, ou Lycon l’ingénieur, tous gens qui arrivent fraîchement de l’armée, de qui il sait toutes choses; car il allègue pour témoins de ce qu’il avance des hommes obscurs qu’on ne peut trouver pour les convaincre de fausseté. Il assure donc que ces personnes lui on dit que le Roi et Polysperchon ont gagné la bataille, et que Cassandre, leur ennemi, est tombé vif entre leurs mains. Et lorsque quelqu’un lui dit: ” Mais en vérité, cela est-il croyable ? “, il lui réplique que cette nouvelle se crie et se répand par toute la ville, que tous s’accordent à dire la même chose, que c’est tout ce qui se raconte du combat, et qu’il y a eu un grand carnage. Il ajoute qu’il a lu cet événement sur le visage de ceux qui gouvernent, qu’il y a un homme caché chez l’un de ces magistrats depuis cinq jours entiers, qui revient de la Macédoine, qui a tout vu et qui lui a tout dit. Ensuite, interrompant le fil de sa narration: ” Que pensez-vous de ce succès ? ” demande-t-il à ceux qui l’écoutent. ” Pauvre Cassandre ! malheureux prince ! s’écrie-t-il d’une manière touchante. Voyez ce que c’est que la fortune; car enfin Cassandre é tait puissant, et il avait avec lui de grandes forces. Ce que je vous dis, poursuit-il, est un secret qu’il faut garder pour vous seul “, pendant qu’il court par toute la ville le débiter à qui le veut entendre. Je vous avoue que ces diseurs de nouvelles me donnent de l’admiration, et que je ne conçois pas quelle est la fin qu’ils se proposent; car pour ne rien dire de la bassesse qu’il y a à toujours mentir, je ne vois pas qu’ils puissent recueillir le moindre fruit de cette pratique. Au contraire, il est arrivé à quelques-uns de se laisser voler leurs habits dans un bain public, pendant qu’ils ne songeaient qu’à rassembler autour d’eux une foule de
peuple, et à lui conter des nouvelles. Quelques autres, après avoir vaincu sur mer et sur terre dans le Portique, ont payé l’amende pour n’avoir pas comparu à une cause appelée. Enfin il s’en est trouvé qui, le jour même qu’ils ont pris une ville, du moins par leurs beaux discours, ont manqué de dîner. Je ne crois pas qu’il y ait rien de si misérable que la condition de ces personnes; car quelle est la boutique, quel est le portique, quel est l’endroit d’un marché public où ils ne passent tout le jour à rendre sourds ceux qui les écoutent, ou à les fatiguer par leurs mensonges ?
De l’effronterie causée par l’avarice
Pour faire connaître ce vice, il faut dire que c’est un mépris de l’honneur dans la vue d’un vil intérêt. Un homme que l’avarice rend effronté ose emprunter une somme d’argent à celui à qui il en doit déjà, et qu’il lui retient avec injustice. Le jour même qu’il aura sacrifié aux Dieux, au lieu de manger religieusement chez soi une partie des viandes consacrées, il les fait saler pour lui servir dans plusieurs repas, et va souper chez l’un de ses amis; et là, à table, à la vue de tout le monde, il appelle son valet, qu’il veut encore nourrir aux dépens de son hôte, et lui coupant un morceau de viande qu’il met sur un quartier de pain: ” Tenez, mon ami, lui dit-il, faites bonne chère. ” Il va lui-même au marché acheter des viandes cuites; et avant que de convenir du prix, pour avoir une meilleure composition du marchand, il lui fait ressouvenir qu’il lui a autrefois rendu service. Il fait ensuite peser ces viandes et il en entasse le plus qu’il peut; s’il en est empêché par celui qui les lui vend, il jette du moins quelque os dans la balance: si elle peut contenir tout, il est satisfait; sinon, il ramasse sur la table des morceaux de rebut, comme pour se dédommager, sourit, et s’en va. Une autre fois, sur l’argent qu’il aura reçu de quelques étrangers pour leur louer des places au théâtre, il trouve le secret d’avoir sa place franche au spectacle, et d’y envoyer le lendemain ses enfants et leur précepteur. Tout lui fait envie: il veut profiter des bons marchés, et demande hardiment au premier venu une chose qu’il ne vient que d’acheter. Se trouve-t-il dans une maison étrangère, il emprunte jusqu’à l’orge et à la paille; encore faut-il que celui qui les lui prête fasse les frais de les faire porter chez lui. Cet effronté, en un mot, entre sans payer dans un bain public, et là, en présence du baigneur, qui crie inutilement contre lui, prenant le premier vase qu’il rencontre, il le plonge dans une cuve d’airain qui est remplie d’eau, se la répand sur tout le corps: ” Me voilà lavé, ajoute-t-il, autant que j’en ai besoin, et sans avoir obligation à personne “, remet sa robe et disparaît.
De l’épargne sordide
Cette espèce d’avarice est dans les hommes une passion de vouloir ménager les plus petites choses sans aucune fin honnête. C’est dans cet esprit que quelques-uns, recevant tous les mois le loyer de leur maison, ne négligent pas d’aller eux-mêmes demander la moitié d’une obole qui manquait au dernier payement qu’on leur a fait; que d’autres, faisant l’effort de donner à manger chez eux, ne sont occupés pendant le repas qu’à compter le nombre de fois que chacun des conviés demande à boire. Ce sont eux encore dont la portion des prémices des viandes que l’on envoie sur l’autel de Diane est toujours la plus petite. Ils apprécient les choses au-dessous de ce qu’elles valent; et de quelque bon marché qu’un autre, en leur rendant compte, veuille se prévaloir, ils lui soutiennent toujours qu’il a acheté trop cher. Implacables à l’égard d’un valet qui aura laissé tomber un pot de terre, ou cassé par malheur quelque vase d’argile, ils lui déduisent cette perte sur sa nourriture; mais si leurs femmes ont perdu seulement un denier, il faut alors renverser toute une maison, déranger les lits; transporter des coffres, et chercher dans les recoins les plus cachés. Lorsqu’ils vendent, ils n’ont que cette unique chose en vue, qu’il n’y ait qu’à perdre pour celui qui achète. Il n’est permis à personne de cueillir une figue dans leur jardin, de passer au travers de leur champ, de ramasser une petite branche de palmier, ou quelques olives qui seront tombées de l’arbre. Ils vont tous les jours se promener sur leurs terres, en remarquent les bornes, voient si l’on n’y a rien changé et si elles sont toujours les mêmes. Ils tirent intérêt de l’intérêt, et ce n’est qu’à cette condition qu’ils donnent du temps à leurs créanciers. S’ils ont invité à dîner quelques-uns de leurs amis, et qui ne sont que des personnes du peuple, ils ne feignent point de leur faire servir un simple hachis; et on les a vus souvent aller eux-mêmes au marché pour ces repas, y trouver tout trop cher, et en revenir sans rien acheter. ” Ne prenez pas l’habitude, disent-ils à leurs femmes, de prêter votre sel, votre orge, votre farine, ni même du cumin, de la marjolaine, des gâteaux pour l’autel, du coton, de la laine; car ces petits détails ne laissent pas de monter, à la fin d’une année, à une grosse somme. ” Ces avares, en un mot, ont des trousseaux de clefs rouillées, dont ils ne se servent point, des cassettes où leur argent est en dépôt, qu’ils n’ouvrent jamais, et qu’ils laissent moisir dans un coin de
leur cabinet; ils portent des habits qui leur sont trop courts et trop étroits; les plus petites fioles contiennent plus d’huile qu’il n’en faut pour les oindre; ils ont la tête rasée jusqu’au cuir, se déchaussent vers le milieu du jour pour épargner leurs souliers, vont trouver les foulons pour obtenir d’eux de ne pas épargner la craie dans la laine qu’ils leur ont donnée à préparer, afin, disent-ils, que leur étoffe se tache moins.
De l’impudent ou de celui qui ne rougit de rien
L’impudence est facile à définir: il suffit de dire que c’est une profession ouverte d’une plaisanterie outrée, comme de ce qu’il y a de plus honteux et de plus contraire à la bienséance. Celui-là, par exemple, est impudent, qui voyant venir vers lui une femme de condition, feint dans ce moment quelque besoin pour avoir occasion de se montrer à elle d’une manière déshonnête; qui se plaît à battre des mains au théâtre lorsque tout le monde se tait, ou y siffler les acteurs que les autres voient et écoutent avec plaisir; qui, couché sur le dos, pendant que toute l’assemblée garde un profond silence, fait entendre de sales hoquets qui obligent les spectateurs de tourner la tête et d’interrompre leur attention. Un homme de ce caractère achète en plein marché des noix, des pommes, toute sorte de fruits, les mange, cause debout avec la fruitière, appelle par leurs noms ceux qui passent sans presque les connaître, en arrête d’autres qui courent par la place et qui ont leurs affaires; et s’il voit venir quelque plaideur, il l’aborde, le raille et le félicite sur une cause importante qu’il vient de perdre. Il va lui-même choisir de la viande, et louer pour un souper des femmes qui jouent de la flûte; et montrant à ceux qu’il rencontre ce qu’il vient d’acheter, il les convie en riant d’en venir manger. On le voit s’arrêter devant la boutique d’un barbier ou d’un parfumeur, et là annoncer qu’il va faire un grand repas et s’enivrer. Si quelquefois il vend du vin, il le fait mêler, pour ses amis comme pour les autres sans distinction. Il ne permet pas à ses enfants d’aller à l’amphithéâtre avant que les jeux soient commencés et lorsque l’on paye pour être placé, mais seulement sur la fin du spectacle et quand l’architecte néglige les places et les donne pour rien. Etant envoyé avec quelques autres citoyens en ambassade, il laisse chez soi la somme que le public lui a donnée pour faire les frais de son voyage, et emprunte de l’argent de ses collègues; sa coutume alors est de charger son valet de fardeaux au delà de ce qu’il en peut porter, et de lui retrancher cependant de son ordinaire; et comme il arrive souvent que l’on fait dans les villes des présents aux ambassadeurs, il demande sa part pour la vendre. ” Vous m’achetez toujours, dit-il au jeune esclave qui le sert dans le bain, une mauvaise huile, et qu’on ne peut supporter “: il se sert ensuite de l’huile d’un autre et épargne la sienne. Il envie à ses propres valets qui le suivent la plus petite pièce de
monnaie qu’ils auront ramassée dans les rues, et il ne manque point d’en retenir sa part avec ce mot: Mercure est commun. Il fait pis: il distribue à ses domestique leurs provisions dans une certaine mesure dont le fond, creux par-dessous, s’enfonce en dedans et s’élève comme en pyramide; et quand elle est pleine, il la rase lui-même avec le rouleau le plus près qu’il peut … De même, s’il paye à quelqu’ un trente mines qu’il lui doit, il fait si bien qu’il y manque quatre drachmes, dont il profite. Mais dans ces grands repas où il faut traiter toute une tribu, il fait recueillir par ceux de ses domestiques qui ont soin de la table le reste des viandes qui ont été servies, pour lui en rendre compte: il serait fâché de leur laisser une rave à demi mangée.
Du contre-temps
Cette ignorance du temps et de l’occasion est une manière d’aborder les gens ou d’agir avec eux toujours incommode et embarrassante. Un importun est celui qui choisit le moment que son ami est accablé de ses propres affaires, pour lui parler des siennes; qui va souper chez sa maîtresse, le soir même qu’elle a la fièvre; qui voyant que quelqu’un vient d’être condamné en justice de payer pour un autre pour qui il s’est obligé, le prie néanmoins de répondre pour lui; qui comparaît pour servir de témoin dans un procès que l’on vient de juger; qui prend le temps des noces où il est invité pour se déchaîner contre les femmes; qui entraîne à la promenade des gens à peine arrivés d’un long voyage et qui n’aspirent qu’à se reposer; fort capable d’amener des marchands pour offrir d’une chose plus qu’elle ne vaut, après qu’elle est vendue; de se lever au milieu d’une assemblée pour reprendre un fait dès ses commencements, et en instruire à fond ceux qui en ont les oreilles rebattues et qui le savent mieux que lui; souvent empressé pour engager dans une affaire des personnes qui, ne l’affectionnant point, n’osent pourtant refuser d’y entrer. S’il arrive que quelqu’un dans la ville doive faire un festin après avoir sacrifié, il va lui demander une portion des viandes qu’il a préparées. Une autre fois, s’il voit qu’un maître châtie devant lui son esclave: ” J’ai perdu, dit-il, un des miens dans une pareille occasion: je le fis fouetter, il se désespéra et s’alla pendre. ” Enfin, il n’est propre qu’à commettre de nouveau deux personnes qui veulent s’accommoder, s’ils l’ont fait arbitre de leur différend. C’est encore une action qui lui convient fort que d’aller prendre au milieu du repas, pour danser, un homme qui est de sang-froid et qui n’a bu que modérément.
De l’air empressé
Il semble que le trop grand empressement est une recherche importune, ou une vaine affectation de marquer aux autres de la bienveillance par ses paroles et par toute sa conduite. Les manières d’un homme empressé sont de prendre sur soi l’événement d’une affaire qui est au-dessus de ses forces, et dont il ne saurait sortir avec honneur; et dans une chose que toute une assemblée juge raisonnable, et où il ne se trouve pas la moindre difficulté, d’insister longtemps sur une légère circonstance, pour être ensuite de l’avis des autres; de faire beaucoup plus apporter de vin dans un repas qu’on n’en peut boire; d’entrer dans une querelle où il se trouve présent, d’une manière à l’échauffer davantage. Rien n’est aussi plus ordinaire que de le voir s’offrir à servir de guide dans un chemin détourné qu’il ne connaît pas, et dont il ne peut ensuite trouver l’issue; venir vers son général, et lui demander quand il doit ranger son armée en bataille, quel jour il faudra combattre, et s’il n’a point d’ordres à lui donner pour le lendemain; une autre fois s’approcher de son père: ” Ma mère, lui dit-il mystérieusement, vient de se coucher et ne commence qu’à s’endormir “; s’il entre enfin dans la chambre d’un malade à qui son médecin a défendu le vin, dire qu’on peut essayer s’il ne lui fera point de mal, et le soutenir doucement pour lui en faire prendre. S’il apprend qu’une femme soit morte dans la ville, il s’ingère de faire son épitaphe; il y fait graver son nom, celui de son mari, de son père, de sa mère, son pays, son origine, avec cet éloge: ils avaient tous de la vertu. S’il est quelquefois obligé de jurer devant des juges qui exigent son serment: ” Ce n’est pas, dit-il en perçant la foule pour paraître à l’audience, la première fois que cela m’est arrivé. “
De la stupidité
La stupidité est en nous une pesanteur d’esprit qui accompagne nos actions et nos discours. Un homme stupide, ayant lui-même calculé avec des jetons une certaine somme, demande à ceux qui le regardent faire à quoi elle se monte. S’il est obligé de paraître dans un jour prescrit devant ses juges pour se défendre dans un procès que l’on lui fait, il l’oublie entièrement et part pour la campagne. Il s’endort à un spectacle, et il ne se réveille que longtemps après qu’il est fini et que le peuple s’est retiré. Après s’être rempli de viandes le soir, il se lève la nuit pour une indigestion, va dans la rue se soulager, où il est mordu d’un chien du voisinage. Il cherche ce qu’on vient de lui donner, et qu’il a mis lui-même dans quelque endroit, où souvent il ne peut le retrouver. Lorsqu’on l’avertit de la mort de l’un de ses amis afin qu’il assiste à ses funérailles, il s’attriste, il pleure, il se désespère, et prenant une façon de parler pour une autre: “ À la bonne heure “, ajoute-t-il; ou une pareille sottise. Cette précaution qu’ont les personnes sages de ne pas donner sans témoin de l’argent à leurs créanciers, il l’a pour en recevoir de ses débiteurs. On le voit quereller son valet, dans le plus grand froid de l’hiver, pour ne lui avoir pas acheté des concombres. S’il s’avise un jour de faire exercer ses enfants à la lutte ou à la course, il ne leur permet pas de se retirer qu’ils ne soient tout en sueur et hors d’haleine. Il va cueillir lui-même des lentilles, les fait cuire, et oubliant qu’il y a mis du sel, il les sale une seconde fois, de sorte que personne n’en peut goûter. Dans le temps d’une pluie incommode, et dont tout le monde se plaint, il lui échappera de dire que l’eau du ciel est une chose délicieuse; et si on lui demande par hasard combien il a vu emporter de morts par la porte Sacrée: ” Autant, répond-il, pensant peut-être à de l’argent ou à des grains, que je voudrais que vous et moi en puissions avoir. “
De la brutalité
La brutalité est une certaine dureté, et j’ose dire une férocité qui se rencontre dans nos manières d’agir, et qui passe même jusqu’à nos paroles. Si vous demandez à un homme brutal: “ Qu’est devenu un tel ? ” il vous répond durement: “ Ne me rompez point la tête. ” Si vous le saluez, il ne vous fait pas l’honneur de vous rendre le salut. Si quelquefois il met en vente une chose qui lui appartient, il est inutile de lui en demander le prix, il ne vous écoute pas; mais il dit fièrement à celui qui la marchande: “ Qu’y trouvez-vous à dire ? ” Il se moque de la piété de ceux qui envoient leurs offrandes dans les temples aux jours d’une grande célébrité: ” Si leurs prières, dit-il, vont jusques aux Dieux, et s’ils en obtiennent les biens qu’ils souhaitent, l’on peut dire qu’ils les ont bien payés, et que ce n’est pas un présent du ciel. ” Il est inexorable à celui qui sans dessein l’aura poussé légèrement, ou lui aura marché sur le pied: c’est une faute qu’il ne pardonne pas. La première chose qu’il dit à un ami qui lui emprunte quelque argent, c’est qu’il ne lui en prêtera point: il va le trouver ensuite, et le lui donne de mauvaise grâce, ajoutant qu’il le compte perdu. Il ne lui arrive jamais de se heurter à une pierre qu’il rencontre en son chemin, sans lui donner de grandes malédictions. Il ne daigne pas attendre personne; et si l’on diffère un moment à se rendre au lieu dont l’on est convenu avec lui, il se retire. Il se distingue toujours par une grande singularité: il ne veut ni chanter à son tour, ni réciter dans un repas, ni même danser avec les autres. En un mot, on ne le voit guère dans les temples importuner les Dieux, et leur faire des vœux ou des sacrifices.
De la superstition
La superstition semble n’être autre chose qu’une crainte mal réglée de la Divinité. Un homme superstitieux, après avoir lavé ses mains et s’être purifié avec de l’eau lustrale, sort du temple, et se promène une grande partie du jour avec une feuille de laurier dans sa bouche. S’il voit une belette, il s’arrête tout court, et il ne continue pas de marcher que quelqu’un n’ait passé avant lui par le même endroit que cet animal a traversé, ou qu’il n’ait jeté lui-même trois petites pierres dans le chemin, comme pour éloigner de lui ce mauvais présage. En quelque endroit de sa maison qu’il ait aperçu un serpent, il ne diffère pas d’y é lever un autel; et dès qu’il remarque dans les carrefours de ces pierres que la dévotion du peuple y a consacrées, il s’en approche, verse dessus toute l’huile de sa fiole, plie les genoux devant elles, et les adore. Si un rat lui a rongé un sac de farine, il court au devin, qui ne manque pas de lui enjoindre d’y faire mettre une pièce; mais bien loin d’être satisfait de sa réponse, effrayé d’une aventure si extraordinaire, il n’ose plus se servir de son sac et s’en défait. Son faible encore est de purifier sans fin la maison qu’il habite, d’éviter de s’asseoir sur un tombeau, comme d’assister à des funérailles, ou d’entrer dans la chambre d’une femme qui est en couche; et lorsqu’il lui arrive d’avoir pendant son sommeil quelque vision, il va trouver les interprètes des songes, les devins et les augures, pour savoir d’eux à quel dieu ou à quelle déesse il doit sacrifier. Il est fort exact à visiter, sur la fin de chaque mois, les prêtres d’Orphée, pour se faire initier dans ses mystères; il y mène sa femme; ou si elle s’en excuse par d’autres soins, il y fait conduire ses enfants par une nourrice. Lorsqu’il marche par la ville, il ne manque guère de se laver toute la tête avec l’eau des fontaines qui sont dans les places; quelquefois il a recours à des prêtresses, qui le purifient d’une autre manière, en liant et étendant autour de son corps un petit chien ou de la squille. Enfin, s’il voit un homme frappé d’épilepsie, saisi d’horreur, il crache dans son propre sein, comme pour rejeter le malheur de cette rencontre.
De l’esprit chagrin
L’esprit chagrin fait que l’on n’est jamais content de personne, et que l’on fait aux autres mille plaintes sans fondement. Si quelqu’un fait un festin, et qu’il se souvienne d’envoyer un plat à un homme de cette humeur, il ne reçoit de lui pour tout remerciement que le reproche d’avoir été oublié: ” Je n’étais pas digne, dit cet esprit querelleux, de boire de son vin, ni de manger à sa table. ” Tout lui est suspect, jusques aux caresses que lui fait sa maîtresse: ” Je doute fort, lui dit-il, que vous soyez sincère, et que toutes ces démonstrations d’amitié partent du cœur. ” Après une grande sécheresse venant à pleuvoir, comme il ne peut se plaindre de la pluie, il s’en prend au ciel de ce qu’elle n’a pas commencé plus tôt. Si le hasard lui fait voir une bourse dans son chemin, il s’incline: ” Il y a des gens, ajoute-t-il, qui ont du bonheur; pour moi, je n’ai jamais eu celui de trouver un trésor. ” Une autre fois, ayant envie d’un esclave, il prie instamment celui à qui il appartient d’y mettre le prix; et dès que celui-ci, vaincu par ses importunités, le lui a vendu, il se repent de l’avoir acheté: ” Ne suis-je pas trompé ? demande-t-il, et exigerait-on si peu d’une chose qui serait sans défauts ? ” À ceux qui lui font les compliments ordinaires sur la naissance d’un fils et sur l’augmentation de sa famille: ” Ajoutez, leur dit-il, pour ne rien oublier, sur ce que mon bien est diminué de la moitié. ” Un homme chagrin, après avoir eu de ses juges ce qu’il demandait, et l’avoir emporté tout d’une voix sur son adversaire, se plaint encore de celui qui a écrit ou parlé pour lui, de ce qu’il n’a pas touché les meilleurs moyens de sa cause; ou lorsque ses amis ont fait ensemble une certaine somme pour le secourir dans un besoin pressant, si quelqu’un l’en félicite et le convie à mieux espérer de la fortune: ” Comment, lui répond-il; puis-je être sensible à la moindre joie, quand je pense que je dois rendre cet argent à chacun de ceux qui me l’ont prêté, et n’être pas encore quitte envers eux de la reconnaissance de leur bienfait ? “
De la défiance
L’esprit de défiance nous fait croire que tout le monde est capable de nous tromper. Un homme défiant, par exemple, s’il envoie au marché l’un de ses domestiques pour y acheter des provisions, il le fait suivre par un autre qui doit lui rapporter fidèlement combien elles ont coûté. Si quelquefois il porte de l’argent sur soi dans un voyage, il le calcule à chaque stade qu’il fait, pour voir s’il a son compte. Une autre fois, étant couché avec sa femme, il lui demande si elle a remarqué que son coffre-fort fût bien fermé, si sa cassette est toujours scellée, et si on a eu soin de bien fermer la porte du vestibule; et, bien qu’elle assure que tout est en bon état, l’inquiétude le prend, il se lève du lit, va en chemise et les pieds nus, avec la lampe qui brûle dans sa chambre, visiter lui-même tous les endroits de sa maison, et ce n’est qu’avec beaucoup de peine qu’il s’endort après cette recherche. Il mène avec lui des témoins quand il va demander ses arrérages, afin qu’il ne prenne pas un jour envie à ses débiteurs de lui dénier sa dette. Ce n’est point chez le foulon qui passe pour le meilleur ouvrier qu’il envoie teindre sa robe, mais chez celui qui consent de ne point la recevoir sans donner caution. Si quelqu’un se hasarde de lui emprunter quelques vases, il les lui refuse souvent; ou s’il les accorde, il ne les laisse pas enlever qu’ils ne soient pesés, il fait suivre celui qui les emporte, et envoie dès le lendemain prier qu’on les lui renvoie. A-t-il un esclave qu’il affectionne et qui l’accompagne dans la ville, il le fait marcher devant lui, de peur que s’il le perdait de vue, il ne lui échappât et ne prît la fuite. À un homme qui, emportant de chez lui quelque chose que ce soit, lui dirait: ” Estimez cela, et mettez-le sur mon compte “, il répondrait qu’il faut le laisser où on l’a pris, et qu’il a d’autres affaires que celle de courir après son argent.
D’un vilain homme
Ce caractère suppose toujours dans un homme une extrême malpropreté, et une négligence pour sa personne qui passe dans l’excès et qui blesse ceux qui s’en aperçoivent. Vous le verrez quelquefois tout couvert de lèpre, avec des ongles longs et malpropres, ne pas laisser de se mêler parmi le monde, et croire en être quitte pour dire que c’est une maladie de famille, et que son père et son aïeul y étaient sujets. Il a aux jambes des ulcères. On lui voit aux mains des poireaux et d’autres saletés, qu’il néglige de faire guérir; ou s’il pense à y remédier, c’est lorsque le mal, aigri par le temps, est devenu incurable. Il est hérissé de poil sous les aisselles et par tout le corps, comme une bête fauve; il a les dents noires, rongées, et telles que son abord ne se peut souffrir. Ce n’est pas tout: il crache ou il se mouche en mangeant; il parle la bouche pleine, fait en buvant des choses contre la bienséance; il ne se sert jamais au bain que d’une huile qui sent mauvais, et ne paraît guère dans une assemblée publique qu’avec une vieille robe et toute tachée. S’il est obligé d’accompagner sa mère chez les devins, il n’ouvre la bouche que pour dire des choses de mauvais augure. Une autre fois, dans le temple et en faisant des libations, il lui échappera des mains une coupe ou quelque autre vase; et il rira ensuite de cette aventure, comme s’il avait fait quelque chose de merveilleux. Un homme si extraordinaire ne sait point écouter un concert ou d’excellents joueurs de flûte; il bat des mains avec violence comme pour leur applaudir, ou bien il suit d’une voix désagréable le même air qu’ils jouent; il s’ennuie de la symphonie, et demande si elle ne doit pas bientôt finir. Enfin, si étant assis à table il veut cracher, c’est justement sur celui qui est derrière lui pour lui donner à boire.
D’un homme incommode
Ce qu’on appelle un fâcheux est celui qui, sans faire à quelqu’un un fort grand tort, ne laisse pas de l’embarrasser beaucoup; qui, entrant dans la chambre de son ami qui commence à s’endormir, le réveille pour l’entretenir de vains discours; qui, se trouvant sur le bord de la mer, sur le point qu’un homme est prêt de partir et de monter dans son vaisseau, l’arrête sans nul besoin, l’engage insensiblement à se promener avec lui sur le rivage; qui, arrachant un petit enfant du sein de sa nourrice pendant qu’il tette, lui fait avaler quelque chose qu’il a mâché, bat des mains devant lui, le caresse, et lui parle d’une voix contrefaite; qui choisit le temps du repas, et que le potage est sur la table, pour dire qu’ayant pris médecine depuis deux jours, il est allé par haut et par bas, et qu’une bile noire et recuite était mêlée dans ses déjections; qui, devant toute une assemblée, s’avise de demander à sa mère quel jour elle a accouché de lui; qui ne sachant que dire, apprend que l’eau de sa citerne est fraîche, qu’il croît dans son jardin de bonnes légumes, ou que sa maison est ouverte à tout le monde, comme une hôtellerie; qui s’empresse de faire connaître à ses hôtes un parasite qu’il a chez lui; qui l’invite à table à se mettre en bonne humeur, et à réjouir la compagnie.
De la sotte vanité
La sotte vanité semble être une passion inquiète de se faire valoir par les plus petites choses, ou de chercher dans les sujets les plus frivoles du nom et de la distinction. Ainsi un homme vain, s’il se trouve à un repas, affecte toujours de s’asseoir proche de celui qui l’a convié. Il consacre à Apollon la chevelure d’un fils qui lui vient de naître; et dès qu’il est parvenu à l’âge de puberté, il le conduit lui-même à Delphes, lui coupe les cheveux, et les dépose dans le temple comme un monument d’un vœu solennel qu’il a accompli. Il aime à se faire suivre par un More. S’il fait un payement, il affecte que ce soit dans une monnaie toute neuve, et qui ne vienne que d’être frappée. Après qu’il a immolé un bœuf devant quelque autel, il se fait réserver la peau du front de cet animal, il l’orne de rubans et de fleurs, et l’attache à l’endroit de sa maison le plus exposé à la vue de ceux qui passent, afin que personne du peuple n’ignore qu’il a sacrifié un bœuf. Une autre fois, au retour d’une cavalcade qu’il aura faite avec d’autres citoyens, il renvoie chez soi par un valet tout son équipage, et ne garde qu’une riche robe dont il est habillé, et qu’il traîne le reste du jour dans la place publique. S’il lui meurt un petit chien, il l’enterre, lui dresse une épitaphe avec ces mots: Il était de race de Malte. Il consacre un anneau à Esculape, qu’il use à force d’y pendre des couronnes de fleurs. Il se parfume tous les jours. Il remplit avec un grand faste tout le temps de sa magistrature; et sortant de charge, il rend compte au peuple avec ostentation des sacrifices qu’il a faits, comme du nombre et de la qualité des victimes qu’il a immolées. Alors, revêtu d’une robe blanche, et couronné de fleurs, il paraît dans l’assemblée du peuple: ” Nous pouvons, dit-il, vous assurer, ô Athéniens, que pendant le temps de notre gouvernement nous avons sacrifié à Cybèle, et que nous lui avons rendu des honneurs tels que les mérite de nous la mère des Dieux: espérez donc toutes choses heureuses de cette déesse. ” Après avoir parlé ainsi, il se retire dans sa maison, où il fait un long récit à sa femme de la manière dont tout lui a réussi au delà même de ses souhaits.
De l’avarice
Ce vice est dans l’homme un oubli de l’honneur et de la gloire, quand il s’agit d’éviter la moindre dépense. Si un avare a remporté le prix de la tragédie, il consacre à Bacchus des guirlandes ou des bandelettes faites d’écorce de bois, et il fait graver son nom sur un présent si magnifique. Quelquefois, dans les temps difficiles, le peuple est obligé de s’assembler pour régler une contribution capable de subvenir aux besoins de la République; alors il se lève et garde le silence, ou le plus souvent il fend la presse et se retire. Lorsqu’il marie sa fille, et qu’il sacrifie selon la coutume, il n’abandonne de la victime que les parties seules qui doivent être brûlées sur l’autel: il réserve les autres pour les vendre; et comme il manque de domestiques pour servir à table et être chargés du soin des noces, il loue des gens pour tout le temps de la fête, qui se nourrissent à leurs dépens, et à qui il donne une certaine somme. S’il est capitaine de galère, voulant ménager son lit, il se contente de coucher indifféremment avec les autres sur de la natte qu’il emprunte de son pilote. Vous verrez une autre fois cet homme sordide acheter en plein marché des viandes cuites, toutes sortes d’herbes, et les porter hardiment dans son sein et sous sa robe; s’il l’a un jour envoyée chez le teinturier pour la détacher, comme il n’en a pas une seconde pour sortir, il est obligé de garder la chambre. Il sait éviter dans la place la rencontre d’un ami pauvre qui pourrait lui demander, comme aux autres, quelque secours; il se détourne de lui, et reprend le chemin de sa maison. Il ne donne point de servantes à sa femme, content de lui en louer quelques-unes pour l’accompagner à la ville toutes les fois qu’elle sort. Enfin ne pensez pas que ce soit un autre que lui qui balie le matin sa chambre, qui fasse son lit et le nettoie. Il faut ajouter qu’il porte un manteau usé, sale et tout couvert de taches; qu’en ayant honte lui-même, il le retourne quand il est obligé d’aller tenir sa place dans quelque assemblée.
De l’ostentation
Je n’estime pas que l’on puisse donner une idée plus juste de l’ostentation, qu’en disant que c’est dans l’homme une passion de faire montre d’un bien ou des avantages qu’il n’a pas. Celui en qui elle domine s’arrête dans l’endroit du Pirée où les marchands étalent, et où se trouve un plus grand nombre d’étrangers; il entre en matière avec eux, il leur dit qu’il a beaucoup d’argent sur la mer; il discourt avec eux des avantages de ce commerce, des gains immenses qu’il y a à espérer pour ceux qui y entrent, et de ceux surtout que lui qui leur parle y a faits. Il aborde dans un voyage le premier qu’il trouve sur son chemin, lui fait compagnie, et lui dit bientôt qu’il a servi sous Alexandre, quels beaux vases et tout enrichis de pierreries il a rapportés de l’Asie, quels excellents ouvriers s’y rencontrent, et combien ceux de l’Europe leur sont inférieurs. Il se vante, dans une autre occasion, d’une lettre qu’il a reçue d’Antipater, qui apprend que lui troisième est entré dans la Macédoine. Il dit une autre fois que bien que les magistrats lui aient permis tels transports de bois qu’il lui plairait sans payer de tribut, pour éviter néanmoins l’envie du peuple, il n’a point voulu user de ce privilège. Il ajoute que pendant une grande cherté de vivres, il a distribué aux pauvres citoyens d’Athènes jusqu’à la somme de cinq talents; et s’il parle à des gens qu’il ne connaît point, et dont il n’est pas mieux connu, il leur fait prendre des jetons, compter le nombre de ceux à qui il a fait ces largesses; et quoiqu’il monte à plus de six cents personnes, il leur donne à tous des noms convenables; et après avoir supputé les sommes particulières qu’il a données à chacun d’eux, il se trouve qu’il en résulte le double de ce qu’il pensait, et que dix talents y sont employés, ” sans compter, poursuit-il, les galères que j’ai armées à mes dépens, et les charges publiques que j’ai exercées à mes frais et sans récompense ” . Cet homme fastueux va chez un fameux marchand de chevaux, fait sortir de l’écurie les plus beaux et les meilleurs, fait ses offres, comme s’il voulait les acheter. De même il visite les foires les plus célèbres, entre sous les tentes des marchands, se fait déployer une riche robe, et qui vaut jusqu’à deux talents; il sort en querellant son valet de ce qu’il ose le suivre sans porter de l’or sur lui pour les besoins où l’on se trouve. Enfin, s’il habite une maison dont il paye le loyer, il dit hardiment à quelqu’un qui l’ignore que c’est une maison de
famille et qu’il a héritée de son père; mais qu’il veut s’en défaire, seulement parce qu’elle est trop petite pour le grand nombre d’étrangers qu’il retire chez lui.
De l’orgueil
Il faut définir l’orgueil une passion qui fait que de tout ce qui est au monde l’on n’estime que soi. Un homme fier et superbe n’écoute pas celui qui l’aborde dans la place pour lui parler de quelque affaire; mais sans s’arrêter, et se faisant suivre quelque temps, il lui dit enfin qu’on peut le voir après son souper. Si l’on a reçu de lui le moindre bienfait, il ne veut pas qu’on en perde jamais le souvenir: il le reprochera en pleine rue, à la vue de tout le monde. N’attendez pas de lui qu’en quelque endroit qu’il vous rencontre, il s’approche de vous et qu’il vous parle le premier; de même, au lieu d’expédier sur-le-champ des marchands ou des ouvriers, il ne feint point de les renvoyer au lendemain matin et à l’heure de son lever. Vous le voyez marcher dans les rues de la ville la tête baissée, sans daigner parler à personne de ceux qui vont et qui viennent. S’il se familiarise quelquefois jusques à inviter ses amis à un repas, il prétexte des raisons pour ne pas se mettre à table et manger avec eux, et il charge ses principaux domestiques du soin de les régaler. Il ne lui arrive point de rendre visite à personne sans prendre la précaution d’envoyer quelqu’un des siens pour avertir qu’il va venir. On ne le voit point chez lui lorsqu’il mange ou qu’il se parfume. Il ne se donne pas la peine de régler lui-même des parties; mais il dit négligemment à un valet de les calculer, de les arrêter et les passer à compte. Il ne sait point écrire dans une lettre: ” Je vous prie de me faire ce plaisir ou de me rendre ce service “, mais: ” J’entends que cela soit ainsi; j’envoie un homme vers vous pour recevoir une telle chose; je ne veux pas que l’affaire se passe autrement; faites ce que je vous dis promptement et sans différer. ” Voilà son style.
De la peur, ou du défaut de courage
Cette crainte est un mouvement de l’âme qui s’ébranle, ou qui cède en vue d’un péril vrai ou imaginaire, et l’homme timide est celui dont je vais faire la peinture. S’il lui arrive d’être sur la mer et s’il aperçoit de loin des dunes ou des promontoires, la peur lui fait croire que c’est le débris de quelques vaisseaux qui ont fait naufrage sur cette côte; aussi tremble-t-il au moindre flot qui s’élève, et il s’informe avec soin si tous ceux qui naviguent avec lui sont initiés. S’il vient à remarquer que le pilote fait une nouvelle manœuvre, ou semble se détourner comme pour éviter un écueil, il l’interroge; il lui demande avec inquiétude s’il ne croit pas s’être écarté de sa route, s’il tient toujours la haute mer, et si les Dieux sont propices. Après cela il se met à raconter une vision qu’il a eue pendant la nuit, dont il est encore tout épouvanté, et qu’il prend pour un mauvais présage. Ensuite, ses frayeurs venant à croître, il se déshabille et ôte jusques à sa chemise pour pouvoir mieux se sauver à la nage, et après cette précaution il ne laisse pas de prier les nautoniers de le mettre à terre. Que si cet homme faible, dans une expédition militaire où il s’est engagé, entend dire que les ennemis sont proches, il appelle ses compagnons de guerre, observe leur contenance sur ce bruit qui court, leur dit qu’il est sans fondement, et que les coureurs n’ont pu discerner si ce qu’ils ont découvert à la campagne sont amis ou ennemis; mais si l’on n’en peut plus douter par les clameurs que l’on entend, et s’il a vu lui-même de loin le commencement du combat, et que quelques hommes aient paru tomber à ses yeux, alors feignant que la précipitation et le tumulte lui ont fait oublier ses armes, il court les quérir dans sa tente, où il cache son épée sous le chevet de son lit, et emploie beaucoup de temps à la chercher, pendant que d’un autre côté son valet va par ses ordres savoir des nouvelles des ennemis, observer quelle route ils ont prise et où en sont les affaires; et dès qu’il voit apporter au camp quelqu’un tout sanglant d’une blessure qu’il a reçue, il accourt vers lui, le console et l’encourage, étanche le sang qui coule de sa plaie, chasse les mouches qui l’importunent, ne lui refuse aucun secours, et se mêle de tout, excepté de combattre. Si pendant le temps qu’il est dans la chambre du malade, qu’il ne perd pas de vue, il entend la trompette qui sonne la charge: ” Ah ! dit-il avec imprécation, puisses-tu être pendu, maudit sonneur qui cornes
incessamment, et fais un bruit enragé qui empêche ce pauvre homme de dormir ! ” Il arrive même que tout plein d’un sang qui n’est pas le sien, mais qui a rejailli sur lui de la plaie du blessé, il fait accroire à ceux qui reviennent du combat qu’il a couru un grand risque de sa vie pour sauver celle de son ami; il conduit vers lui ceux qui y prennent intérêt, ou comme ses parents, ou parce qu’ils sont d’un même pays, et là il ne rougit pas de leur raconter quand et de quelle manière il a tiré cet homme des ennemis et l’a apporté dans sa tente.
Des grands d’une république
La plus grande passion de ceux qui ont les premières places dans un Etat populaire n’est pas le désir du gain ou de l’accroissement de leurs revenus, mais une impatience de s’agrandir et de se fonder, s’il se pouvait, une souveraine puissance sur celle du peuple. S’il s’est assemblé pour délibérer à qui des citoyens il donnera la commission d’aider de ses soins le premier magistrat dans la conduite d’une fête ou d’un spectacle, cet homme ambitieux, et tel que je viens de le définir, se lève, demande cet emploi, et proteste que nul autre ne peut si bien s’en acquitter. Il n’approuve point la domination de plusieurs, et de tous les vers d’Homère il n’a retenu que celui-ci:
Les peuples sont heureux quand un seul les gouverne.
Son langage le plus ordinaire est tel: ” Retirons-nous de cette multitude qui nous environne; tenons ensemble un conseil particulier où le peuple ne soit point admis; essayons même de lui fermer le chemin à la magistrature. ” Et s’il se laisse prévenir contre une personne d’une condition privée, de qui il croie avoir reçu quelque injure: ” Cela, dit-il, ne se peut souffrir, et il faut que lui ou moi abandonnions la ville. ” Vous le voyez se promener dans la place, sur le milieu du jour, avec les ongles propres, la barbe et les cheveux en bon ordre, repousser fièrement ceux qui se trouvent sur ses pas, dire avec chagrin aux premiers qu’il rencontre que la ville est un lieu où il n’y a plus moyen de vivre, qu’il ne peut plus tenir contre l’horrible foule des plaideurs, ni supporter plus longtemps les longueurs, les crieries et les mensonges des avocats; qu’il commence à avoir honte de se trouver assis, dans une assemblée publique ou sur les tribunaux, auprès d’un homme mal habillé, sale, et qui dégoûte, et qu’il n’y a pas un seul de ces orateurs dévoués au peuple qui ne lui soit insupportable. Il ajoute que c’est Thésée qu’on peut appeler le premier auteur de tous ces maux; et il fait de pareils discours aux étrangers qui arrivent dans la ville, comme à ceux avec qui il sympathise de mœurs et de sentiments.
D’une tardive instruction
Il s’agit de décrire quelques inconvénients où tombent ceux qui, ayant méprisé dans leur jeunesse les sciences et les exercices, veulent réparer cette négligence dans un âge avancé par un travail souvent inutile. Ainsi un vieillard de soixante ans s’avise d’apprendre des vers par cœur, et de les réciter à table dans un festin, où, la mémoire venant à lui manquer, il a la confusion de demeurer court. Une autre fois il apprend de son propre fils les évolutions qu’il faut faire dans les rangs à droite ou à gauche, le maniement des armes, et quel est l’usage à la guerre de la lance et du bouclier. S’il monte un cheval que l’on lui a prêté, il le presse de l’éperon, veut le manier, et lui faisant faire des voltes ou des caracoles, il tombe lourdement et se casse la tête. On le voit tantôt, pour s’exercer au javelot, le lancer tout un jour contre l’homme de bois, tantôt tirer de l’arc et disputer avec son valet lequel des deux donnera mieux dans un blanc avec des flèches, vouloir d’abord apprendre de lui, se mettre ensuite à l’instruire et à le corriger comme s’il était le plus habile. Enfin se voyant tout nu au sortir d’un bain, il imite les postures d’un lutteur, et par le défaut d’habitude, il les fait de mauvaise grâce, et il s’agite d’une manière ridicule.
De la médisance
Je définis ainsi la médisance: une pente secrète de l’âme à penser mal de tous les hommes, laquelle se manifeste par les paroles; et pour ce qui concerne le médisant, voici ses mœurs. Si on l’interroge sur quelque autre, et que l’on lui demande quel est cet homme, il fait d’abord sa généalogie: ” Son père, dit-il, s’appelait Sosie, que l’on a connu dans le service et parmi les troupes sous le nom de Sosistrate; il a été affranchi depuis ce temps, et reçu dans l’une des tribus de la ville; pour sa mère, c’était une noble Thracienne, car les femmes de Thrace, ajoute-t-il, se piquent la plupart d’une ancienne noblesse: celui-ci, né de si honnêtes gens, est un scélérat et qui ne mérite que le gibet. ” Et retournant à la mère de cet homme qu’il peint avec de si belles couleurs: ” Elle est, poursuit-il, de ces femmes qui épient sur les grands chemins les jeunes gens au passage, et qui pour ainsi dire les enlèvent et les ravissent. ” Dans une compagnie où il se trouve quelqu’un qui parle mal d’une personne absente, il relève la conversation: ” Je suis, lui dit-il, de votre sentiment: cet homme m’est odieux, et je ne le puis souffrir. Qu’il est insupportable par sa physionomie ! Y a-t-il un plus grand fripon et des manières plus extravagantes ? Savez-vous combien il donne à sa femme pour la dépense de chaque repas ? Trois oboles, et rien davantage; et croiriez-vous que dans les rigueurs de l’hiver et au mois de décembre il l’oblige de se laver avec de l’eau froide ? ” Si alors quelqu’un de ceux qui l’écoutent se lève et se retire, il parle de lui presque dans les mêmes termes. Nul de ses plus familiers amis n’est épargné; les morts mêmes dans le tombeau ne trouvent pas un asile contre sa mauvaise langue.
Les Caractères ou les Moeurs de ce siècle par Jean de La Bruyère