L’École des femmes Acte I Scène 1
L’École des femmes écrite par Molière
Chrysalde, Arnolphe
Chrysalde.
Vous venez, dites-vous, pour lui donner la main ?
Arnolphe.
Oui, je veux terminer la chose dans demain.
Chrysalde.
Nous sommes ici seuls; et l’on peut, ce me semble,
Sans craindre d’être ouïs, y discourir ensemble:
Voulez-vous qu’en ami je vous ouvre mon cœur ?
Votre dessein pour vous me fait trembler de peur;
Et de quelque façon que vous tourniez l’affaire,
Prendre femme est à vous un coup bien téméraire.
Arnolphe.
Il est vrai, notre ami. Peut-être que chez vous
Vous trouvez des sujets de craindre pour chez nous;
Et votre front, je crois, veut que du mariage
Les cornes soient partout l’infaillible apanage.
Chrysalde.
Ce sont coups du hasard, dont on n’est point garant,
Et bien sot, ce me semble, est le soin qu’on en prend.
Mais quand je crains pour vous, c’est cette raillerie
Dont cent pauvres maris ont souffert la furie;
Car enfin vous savez qu’il n’est grands ni petits
Que de votre critique on ait vus garantis;
Car vos plus grands plaisirs sont, partout où vous êtes,
De faire cent éclats des intrigues secrètes…
Arnolphe.
Fort bien: est-il au monde une autre ville aussi
Où l’on ait des maris si patients qu’ici ?
Est-ce qu’on n’en voit pas, de toutes les espèces,
Qui sont accommodés chez eux de toutes pièces ?
L’un amasse du bien, dont sa femme fait part
À ceux qui prennent soin de le faire cornard;
L’autre un peu plus heureux, mais non pas moins infâme,
Voit faire tous les jours des présents à sa femme,
Et d’aucun soin jaloux n’a l’esprit combattu,
Parce qu’elle lui dit que c’est pour sa vertu.
L’un fait beaucoup de bruit qui ne lui sert de guères;
L’autre en toute douceur laisse aller les affaires,
Et voyant arriver chez lui le damoiseau,
Prend fort honnêtement ses gants et son manteau.
L’une de son galant, en adroite femelle,
Fait fausse confidence à son époux fidèle,
Qui dort en sûreté sur un pareil appas,
Et le plaint, ce galant, des soins qu’il ne perd pas;
L’autre, pour se purger de sa magnificence,
Dit qu’elle gagne au jeu l’argent qu’elle dépense;
Et le mari benêt, sans songer à quel jeu,
Sur les gains qu’elle fait rend des grâces à Dieu.
Enfin, ce sont partout des sujets de satire;
Et comme spectateur ne puis-je pas en rire ?
Puis-je pas de nos sots… ?
Chrysalde.
Oui; mais qui rit d’autrui
Doit craindre qu’en revanche on rie aussi de lui.
J’entends parler le monde; et des gens se délassent
À venir débiter les choses qui se passent;
Mais, quoi que l’on divulgue aux endroits où je suis,
Jamais on ne m’a vu triompher de ces bruits.
J’y suis assez modeste; et, bien qu’aux occurrences
Je puisse condamner certaines tolérances,
Que mon dessein ne soit de souffrir nullement
Ce que d’aucuns maris souffrent paisiblement,
Pourtant je n’ai jamais affecté de le dire;
Car enfin il faut craindre un revers de satire,
Et l’on ne doit jamais jurer sur de tels cas
De ce qu’on pourra faire, ou bien ne faire pas.
Ainsi, quand à mon front, par un sort qui tout mène,
Il serait arrivé quelque disgrâce humaine,
Après mon procédé, je suis presque certain
Qu’on se contentera de s’en rire sous main;
Et peut-être qu’encor j’aurai cet avantage,
Que quelques bonnes gens diront que c’est dommage.
Mais de vous, cher compère, il en est autrement:
Je vous le dis encor, vous risquez diablement.
Comme sur les maris accusés de souffrance
De tout temps votre langue a daubé d’importance,
Qu’on vous a vu contre eux un diable déchaîné,
Vous devez marcher droit pour n’être point berné;
Et s’il faut que sur vous on ait la moindre prise,
Gare qu’aux carrefours on ne vous tympanise,
Et…
Arnolphe.
Mon Dieu, notre ami, ne vous tourmentez point:
Bien huppé qui pourra m’attraper sur ce point.
Je sais les tours rusés et les subtiles trames
Dont pour nous en planter savent user les femmes,
Et comme on est dupé par leurs dextérités.
Contre cet accident j’ai pris mes sûretés;
Et celle que j’épouse a toute l’innocence
Qui peut sauver mon front de maligne influence.
Chrysalde.
Et que prétendez-vous qu’une sotte, en un mot…
Arnolphe.
Épouser une sotte est pour n’être point sot.
Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage;
Mais une femme habile est un mauvais présage;
Et je sais ce qu’il coûte à de certaines gens
Pour avoir pris les leurs avec trop de talents.
Moi, j’irais me charger d’une spirituelle
Qui ne parlerait rien que cercle et que ruelle,
Qui de prose et de vers ferait de doux écrits,
Et que visiteraient marquis et beaux esprits,
Tandis que, sous le nom du mari de Madame,
Je serais comme un saint que pas un ne réclame ?
Non, non, je ne veux point d’un esprit qui soit haut;
Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut.
Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime,
Même ne sache pas ce que c’est qu’une rime;
Et s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon
Et qu’on vienne à lui dire à son tour: “ Qu’y met-on ? ”
Je veux qu’elle réponde: “ Une tarte à la crème “;
En un mot, qu’elle soit d’une ignorance extrême;
Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,
De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.
Chrysalde.
Une femme stupide est donc votre marotte ?
Arnolphe.
Tant, que j’aimerais mieux une laide bien sotte
Qu’une femme fort belle avec beaucoup d’esprit.
Chrysalde.
L’esprit et la beauté…
Arnolphe.
L’honnêteté suffit.
Chrysalde.
Mais comment voulez-vous, après tout, qu’une bête
Puisse jamais savoir ce que c’est qu’être honnête ?
Outre qu’il est assez ennuyeux, que je croi,
D’avoir toute sa vie une bête avec soi,
Pensez-vous le bien prendre, et que sur votre idée
La sûreté d’un front puisse être bien fondée ?
Une femme d’esprit peut trahir son devoir;
Mais il faut pour le moins qu’elle ose le vouloir;
Et la stupide au sien peut manquer d’ordinaire,
Sans en avoir l’envie et sans penser le faire.
Arnolphe.
À ce bel argument, à ce discours profond,
Ce que Pantagruel à Panurge répond:
Pressez-moi de me joindre à femme autre que sotte,
Prêchez, patrocinez jusqu’à la Pentecôte;
Vous serez ébahi, quand vous serez au bout,
Que vous ne m’aurez rien persuadé du tout.
Chrysalde.
Je ne vous dis plus mot.
Arnolphe.
Chacun a sa méthode.
En femme, comme en tout, je veux suivre ma mode.
Je me vois riche assez pour pouvoir, que je croi,
Choisir une moitié qui tienne tout de moi,
Et de qui la soumise et pleine dépendance
N’ait à me reprocher aucun bien ni naissance.
Un air doux et posé, parmi d’autres enfants,
M’inspira de l’amour pour elle dès quatre ans;
Sa mère se trouvant de pauvreté pressée,
De la lui demander il me vint la pensée;
Et la bonne paysanne, apprenant mon désir,
À s’ôter cette charge eut beaucoup de plaisir.
Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever selon ma politique,
C’est-à-dire ordonnant quels soins on emploîrait
Pour la rendre idiote autant qu’il se pourrait.
Dieu merci, le succès a suivi mon attente;
Et grande, je l’ai vue à tel point innocente,
Que j’ai béni le Ciel d’avoir trouvé mon fait,
Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
Je l’ai donc retirée; et comme ma demeure
À cent sortes de monde est ouverte à toute heure,
Je l’ai mise à l’écart, comme il faut tout prévoir,
Dans cette autre maison où nul ne me vient voir;
Et pour ne point gâter sa bonté naturelle,
Je n’y tiens que des gens tout aussi simples qu’elle.
Vous me direz: Pourquoi cette narration ?
C’est pour vous rendre instruit de ma précaution.
Le résultat de tout est qu’en ami fidèle
Ce soir je vous invite à souper avec elle;
Je veux que vous puissiez un peu l’examiner,
Et voir si de mon choix on me doit condamner.
Chrysalde.
J’y consens.
Arnolphe.
Vous pourrez, dans cette conférence,
Juger de sa personne et de son innocence.
Chrysalde.
Pour cet article-là, ce que vous m’avez dit
Ne peut…
Arnolphe.
La vérité passe encor mon récit.
Dans ses simplicités à tous coups je l’admire,
Et parfois elle en dit dont je pâme de rire.
L’autre jour (pourrait-on se le persuader ?),
Elle était fort en peine, et me vint demander,
Avec une innocence à nulle autre pareille,
Si les enfants qu’on fait se faisaient par l’oreille.
Chrysalde.
Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe…
Arnolphe.
Bon !
Me voulez-vous toujours appeler de ce nom ?
Chrysalde.
Ah ! malgré que j’en aie, il me vient à la bouche,
Et jamais je ne songe à Monsieur de la Souche.
Qui diable vous a fait aussi vous aviser,
À quarante et deux ans, de vous débaptiser,
Et d’un vieux tronc pourri de votre métairie
Vous faire dans le monde un nom de seigneurie ?
Arnolphe.
Outre que la maison par ce nom se connaît,
La Souche plus qu’Arnolphe à mes oreilles plaît.
Chrysalde.
Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères
Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères !
De la plupart des gens c’est la démangeaison;
Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre,
Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
Et de Monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux.
Arnolphe.
Vous pourriez vous passer d’exemples de la sorte.
Mais enfin de la Souche est le nom que je porte:
J’y vois de la raison, j’y trouve des appas;
Et m’appeler de l’autre est ne m’obliger pas.
Chrysalde.
Cependant la plupart ont peine à s’y soumettre,
Et je vois même encor des adresses de lettre…
Arnolphe.
Je le souffre aisément de qui n’est pas instruit;
Mais vous…
Chrysalde.
Soit: là-dessus nous n’aurons point de bruit,
Et je prendrai le soin d’accoutumer ma bouche
À ne plus vous nommer que Monsieur de la Souche.
Arnolphe.
Adieu. Je frappe ici, pour donner le bonjour,
Et dire seulement que je suis de retour.
Chrysalde, s’en allant.
Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières.
Arnolphe.
Il est un peu blessé sur certaines matières.
Chose étrange de voir comme avec passion
Un chacun est chaussé de son opinion !
Holà !
L’École des femmes Acte I Scène 1
Une pièce de Théâtre de Molière