Au Docteur Georges Cloutier.
Quand le gel d’octobre a dépouillé les érables,
Que le vent refroidi fait écumer les flots,
Hache et fusil aux poings et lourd bissac au dos,
Le trappeur disparaît sous les bois insondables.
Dans la forêt du nord, qui frange l’horizon,
Seul avec ses fardeaux et son vieux chien Fidèle,
Loubier s’en va, dardant devant lui sa prunelle,
Capturer lynx, pékan, castor, martre et vison.
Après un jour de marche, il atteint la cabane
Qu’il construisit au cœur d’un massif ténébreux.
Il y couche étendu sur le sol, mais heureux
De respirer encor la paix de la savane.
La paix de la savane ! Elle est pour le chasseur
Comme la paix du temple où l’on s’incline et prie.
Même le bruit léger de la feuille flétrie
À son oreille est d’une indicible douceur.
Et, comme le marin s’endort au doux murmure
De l’onde caressant son bateau dans la nuit,
L’amant de la forêt se grise en son réduit,
De la rumeur du vent à travers la ramure.
Aux premières lueurs du jour au firmament,
A la hâte il déjeune, et, se chargeant des pièges
Qu’il a terrés tout près, à la fonte des neiges,
Il reprend son chemin dans le désert dormant.
Il étend quelques-uns des traps, et les espace
De ruisseaux en ruisseaux, de fourrés en fourrés,
Sur des mousses d’émail et des sables dorés,
Où son regard chercheur suit la bête à la trace.
Le carnivore seul demain y sera pris,
Le castor habitant des caches plus lointaines.
Et les coups de hachot sur les piquets des chaînes
Font rugir les échos, envoler les perdrix.
En étendant, Loubier poursuit toujours sa route,
La fatigue au jarret et la fièvre au cerveau.
Le soir le voit entrer sous un abri nouveau,
Faire un feu de bois sec et casser une croûte.
L’aube le voit encor debout. Gai, chantonnant,
Il perce de nouveau l’immense forêt vierge.
Le soir, un autre camp dans la pénombre émerge
Et prend, pour l’accueillir, un aspect rayonnant.
***
Durant une semaine et plus Loubier chemine,
Jalonnant son sentier de plaques et d’appâts.
Lorsque le dernier seuil tressaille sous ses pas,
La course vers les eaux polaires se termine.
Il se repose un jour, puis défait son chemin,
Et bondit, tout le feu de l’ivresse à la tête,
Chaque fois qu’il voit prise au piège quelque bête
À la robe opulente, au regard presque humain.
Dans sa hâte, il se heurte aux branchages, aux roches,
Les hardes en lambeaux et les pieds tout meurtris,
Derrière lui traînant le rouge et chaud débris
D’un lièvre qui s’émiette à travers les fardoches.
Le gibier, traversant ce sillage de chair,
Le flaire, le suit, court se jeter dans l’attrape.
Et Loubier, précédé de Fidèle qui jappe,
Porte un fardeau toujours plus pesant et plus cher.
Le soir, près d’un brasier d’érable qui flamboie
Et de son gîte fait un antre de sorciers,
Il étend sur ses fûts les peaux des carnassiers
Dont la capture vient de l’affoler de joie.
Et tous les jours il marche ainsi, fiévreux, fumant,
Montant et dévalant sous les sombres ramures,
Ecrasé par le faix précieux des fourrures
En un ballot soyeux qui s’enfle incessamment.
Sitôt qu’il a franchi le seuil du dernier gîte,
Qu’il a sommeillé là, devant un grand feu clair,
Le trappeur redéfait sa route, et, comme hier,
Des pièges recommence, en hâte, la visite.
***
Entre les bouts lointains de son trail zigzaguant
Sous l’immense forêt solitaire et muette,
Plus d’un mois le vaillant Loubier fait la navette,
Par les jours de soleil et les jours d’ouragan.
Que de périls il court dans le désert sauvage !
Qui dira ses ennuis, ses angoisses, ses maux ?
Si la froide pluie a fait déborder les eaux,
Il lui faut traverser les torrents à la nage.
Et les grands pins gercés et morts plus qu’à demi,
Mais qui portent encor au firmament leur tête,
En s’écroulant, la nuit, aux chocs de la tempête,
Menacent de broyer le chasseur endormi.
Et comme il voit bientôt s’épuiser sa farine,
Et que la venaison reste son seul manger,
Parfois il sent le ver du scorbut le ronger.
Toujours l’inquiétude ou la fièvre le mine.
Loin du hameau natal, loin des siens anxieux,
La nostalgie étreint son âme endolorie.
Souvent sa rude main sur sa joue amaigrie
En tremblotant essuie un pleur silencieux.
Mais jamais un instant l’espoir ne l’abandonne,
Jamais en lui le feu stoïque ne s’endort ;
Et cet homme à l’œil doux, semant partout la mort,
De ses exploits vainqueurs se fait une couronne.
Le succès l’a rendu fameux, et son renom,
Comme un aigle, vola par-dessus la frontière.
Chez nous plus d’un le craint et plus d’un le vénère.
C’est un Indien avec une âme de Breton.
La légende a noirci ce chasseur formidable,
Et, pour expliquer mieux ses razzias de gibier,
Maint villageois tout bas raconte que Loubier,
Un soir, au bord d’un lac, vendit son âme au diable.
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Cependant l’hiver s’est abattu sur les bois.
La neige jour et nuit déroule son suaire ;
Et la bise gémit comme un glas mortuaire
À travers les longs bras des arbres aux abois.
L’aspect de la forêt glacée attriste et navre
Le trappeur. Il s’y croit plus oublié, plus seul,
Et songe que peut-être, un jour, le blanc linceul
Qui tombe du ciel noir couvrira son cadavre.
N’importe ! il faut marcher sur ce linceul mouvant
Jeté sur le sol nu comme sur un squelette,
Il faut traîner au pied la pesante raquette,
Et comme un spectre errer dans la brume et le vent.
Mais le fier trappeur fait à présent moins de courses
Dans son étroit sentier plaqué du sud au nord.
Auprès d’un seul log house, il chasse le castor
Dans de petites swamps et dans de grandes sources.
Et, par des trous bûchés dans la glace, sous l’eau
Eclusée il assoit, tendus, les traps si traîtres,
Plante alentour de vieux éclats noircis de hêtres,
Puis attache au-dessus des pousses de bouleau.
Écœuré de l’amas, un tas de gaules noires
Que l’onde brouillée a couvertes de limon,
L’animal vient flairer le bois frais qui sent bon.
.Et tombe dans le piège aux terribles mâchoires.
Et, le matin, souvent le nemrod en sueurs
Traîne vers son logis, parmi la neige épaisse,
Les corps de quatre ou cinq des fauves dont l’espèce
Devait symboliser nos âpres défricheurs.
Et l’opulent et lourd ballot de pelleterie
Croît toujours, et Loubier, à côté du peleu,
Qui rayonne, le soir, en face de son feu,
Sent du lucre en son cœur l’amère griserie.
***
Le temps passe. Noël approche. L’exilé
Sur son calendrier en a marqué la date ;
Et, pendant qu’au hameau lointain la joie éclate,
Le soir, il rêve, l’œil dans le ciel étoilé.
Il rêve, et son oreille entend le bronze antique
De son clocher sonner la Messe de Minuit.
Il rêve, et sous son toit le vent froid qui bruit
Apporte les lambeaux d’un psaume ou d’un cantique.
Et, quand l’aube du Jour de l’An dore les bois,
Sorti de son réduit, tourné vers sa chaumière,
Pour bénir ses enfants, là-bas, près de leur mère,
Il trace dans l’espace un grand signe de croix.
Un doux et saint repos lui vient avec les Fêtes ;
Et, trois jours, le désert, sur l’aile des échos,
Entend monter sans fin de son abri mal clos
Les vieux versets pieux du grand preneur de bêtes.
Mais la neige toujours tombe du ciel glacé,
Toujours le blanc linceul étendu sur la terre
Épaissit et se tord sous l’ouragan polaire
Hurlant dans l’infini du bois bouleversé.
Dans cette immensité de tout un monde inerte,
Comme le naufragé dans une mer sans bord,
Loubier craint, affaibli par le jeûne et l’effort,
De périr en un coin de la forêt déserte.
Pourtant il porte encor lestement un poids lourd.
Et, lorsque le soleil pascal fondra la neige,
Un fourré le verra terrer son dernier piège
Et reprendre, joyeux, le chemin du faubourg.
***
Le voici maintenant qui rit et gesticule,
Entouré de sa femme et de ses dix enfants.
Saluant le chasseur de longs cris triomphants,
Les amis sont venus lui donner la bascule.
Et lui, de son dernier succès tout orgueilleux,
Étale en souriant sa merveilleuse chasse.
Et, devant ce trésor, plus d’un voisin rapace
A de brûlants éclairs de convoitise aux yeux.
S’enivrant du babil de la famille en joie
Qui fête son retour si longtemps attendu,
Remis de sa fatigue, et le ballot vendu,
Le coureur des bois flâne en son champ qui verdoie.
Bientôt sous l’acier clair de son soc acéré
S’ouvrira la jachère où le chardon fourmille.
Plus tard, sur la brûlante emblave sa faucille
Couchera les épis du lourd froment doré.
Mais, pendant que, ployé sur le terroir fertile,
Loubier fera son dur travail de tous les jours,
La dent des noirs ennuis le rongera toujours
Dans le sillon qui fume ou le blé qui rutile.
Aveugle à la splendeur sans tache du ciel bleu
Versant dans son enclos la fécondante flamme,
Il remplira sa tâche à tâtons, car son âme
Incessamment voyage au pays du peleu.
Tel un pêcheur pleurant la mer calme ou mutine
Qui le berçait de bruits lugubres ou joyeux,
Loin des mille clameurs du grand bois giboyeux,
Bien souvent le terrien soupire et se chagrine.
Le seul désert l’attire, et dès que les oiseaux
Quittent notre ciel gris pour celui des Florides,
La sauvage forêt des hautes Laurentides
L’entend marcher encor sous ses mouvants arceaux.
***
Loubier vieillit. Son dos s’envoûte, son front penche ;
Et, chaque fois qu’il part pour les fourrés sans fin,
La maisonnée a peur que les fauves enfin
Contre leur ennemi ne prennent leur revanche.
L’audacieux mourra sans doute emprisonné
Au fond de la savane aride et solitaire ;
Et martres et visons, qu’il appâtait naguère,
Viendront manger son corps exsangue et décharné.
Et ses os blanchiront, perdus dans le mystère,
Jusqu’à l’heure tragique où, frappé de stupeur,
Quelqu’un découvrira les restes du trappeur,
Et les enfouira dans le sein de la terre.
Et celui qui trente ans traqua les animaux
Errant dans l’infini du désert morne et sombre,
En paix sommeillera, loin des hommes, à l’ombre
D’une croix de bois brut faite de deux rameaux.
Et, venant se poser sur cette croix grossière,
Nuit et jour les oiseaux, sous un arbre ondoyant,
De leurs chants berceront le sommeil du vaillant
Dont le bois tant de fois entendit la prière.
Mais peut-être que nul de ses proches, hélas !
N’ira s’agenouiller sur sa fosse lointaine ;
Et seule la forêt, où le vent se déchaîne,
Avec ses bruits plaintifs devra sonner son glas.
Seuls sur lui gémiront les pins et les érables,
Cependant que, mené par le bon saint Hubert
Le long de lacs géants où l’œil humain se perd,
Loubier fera sans fin des chasses ineffables.