Le roman de Pierrotte
Quand Pierrotte avait vingt ans, si on lui avait prédit qu’un jour il succéderait à M. Lalouette dans le commerce des porcelaines, qu’il aurait deux cent mille francs chez son notaire, – Pierrotte, un notaire ! – et une superbe boutique à l’angle du passage du Saumon, on l’aurait beaucoup étonné.
Pierrotte, à vingt ans, n’était jamais sorti de son village, portait de gros esclots en sapin des Cévennes, ne savait pas un mot de français et gagnait cent écus par an à élever des vers à soie; solide compagnon du reste, beau danseur de bourrée, aimant rire et chanter la gloire, mais toujours d’une manière honnête et sans faire de tort aux cabaretiers. Comme tous les gars de son âge, Pierrotte avait une bonne amie, qu’il allait attendre le dimanche à la sortie des vêpres pour l’emmener danser des gavottes sous les mûriers. La bonne amie de Pierrotte s’appelait Roberte, la grande Roberte. C’était une belle magnanarelle de dix-huit ans, orpheline comme lui, pauvre comme lui, mais sachant très bien lire et écrire, ce qui, dans les villages cévenols, est encore plus rare qu’une dot. Très fier de sa Roberte, Pierrotte comptait l’épouser dès qu’il aurait tiré au sort; mais le jour du tirage arrivé, le pauvre Cévenol — bien qu’il eût trempé trois fois sa main dans l’eau bénite avant d’aller à l’urne, — amena le numéro 4… Il fallait partir. Quel désespoir !… Heureusement Mme Eyssette, qui avait été nourrie, presque élevée, par la mère de Pierrotte, vint au secours de son frère de lait et lui prêta deux mille francs pour s’acheter un homme. — On était riche chez les Eyssette dans ce temps-là ! – L’heureux Pierrotte ne partit donc pas et put épouser sa Roberte; mais comme ces braves gens tenaient avant tout à rendre l’argent à Mme Eyssette et qu’en restant au pays ils n’y seraient jamais parvenus, ils eurent le courage de s’expatrier et marchèrent sur Paris pour y chercher fortune.
Pendant un an, on n’entendit plus parler de nos montagnards; puis, un beau matin, Mme Eyssette reçut une lettre touchante signée “ Pierrotte et sa femme, ” qui contenait 300 francs, premiers fruits de leurs économies. La seconde année, nouvelle lettre de “ Pierrotte et sa femme ” avec un envoie de 500 francs. La troisième année, rien. — Sans doute, les affaires ne marchaient pas. — La quatrième année, troisième lettre de “ Pierrotte et sa femme ” avec un dernier envoi de 1200 francs et des bénédictions pour toute la famille Malheureusement, quand cette lettre arriva chez nous, nous étions en pleine débâcle: on venait de vendre la fabrique, et nous aussi nous allions nous expatrier… Dans sa douleur Madame Eyssette oublia de répondre à “ Pierrotte sa femme, ” et, depuis lors, nous ne n’en eûmes plus de nouvelles, jusqu’au jour où Jacques, arrivant à Paris, trouva le beau Pierrotte – Pierrotte sans sa femme, hélas ! – installé dans le comptoir de l’ancienne maison Lalouette.
Rien de moins poétique, rien de plus touchant que l’histoire de cette fortune. En arrivant à Paris, la femme de Pierrotte s’était mise bravement à faire des ménages. La première maison fut justement la maison Lalouette. Ces Lalouette était de riches commerçants avares et maniaques, qui n’avaient jamais voulu prendre ni un commis ni une bonne, parce qu’il faut tout faire par soi-même (” Monsieur, jusqu’à cinquante ans, j’ai fait mes culottes moi-même ! ” disait le père Lalouette avec fierté), et qui, sur leurs vieux jours seulement, se donnaient le luxe flamboyant d’une femme de ménage à douze francs par mois. Dieu sait que ces douze francs-là, l’ouvrage les valait bien ! La boutique, l’arrière-boutique, un appartement au quatrième, deux seilles d’eau pour la cuisine à remplir tous les matins ! Il fallait venir des Cévennes pour accepter de pareilles conditions; mais bah ! La Cévenole était jeune, alerte, rude au travail et solide des reins comme une jeune taure; en un tour de main, elle expédiait ce gros ouvrages et, par-dessus le marché, montrait tout le temps aux deux vieillards sont joli rire, qui valait plus de douze francs à lui tout seul… À force de belle humeur et de vaillance, cette courageuse montagnarde finit par séduire ses patrons. On s’intéressa à elle; on la fit causer; puis un jour, spontanément, – les cœurs les plus secs ont parfois de ces soudaines floraison de bonté, – le vieux Lalouette offrit de prêter un peu d’argent à Pierrotte pour qu’il pût entreprendre un commerce à son l’idée.
Voici quelle fut l’idée de Pierrotte: ils se procura un vieux bidet, une carriole, et s’en alla d’un bout de Paris à l’autre en criant de toutes ses forces: ” Débarrassez-vous de ce qui vous gêne ! ” Notre finaud de Cévenol ne vendait pas, il achetait… quoi ?… tout… Les pots cassés, les vieux fers, les papiers, les bris de bouteille, les meubles hors de service qui ne valent pas la peine d’être vendus, les vieux galons dont les marchands ne veulent pas, tout ce qui ne vaut rien et qu’on garde chez soi par habitude, par négligence, parce qu’on ne sait qu’en faire, tout ce qui gêne !… Pierrotte ne faisait fi de rien, il achetait tout, ou du moins il acceptait tout; car le plus souvent on ne lui vendait pas, on lui donnait, on se débarrassait. Débarrassez-vous de ce qui vous gêne !
Dans le quartier Montmartre, le Cévenol était très populaire. Comme tous les petits commerçants ambulants qui veulent faire trou dans le brouhaha de la rue, il avait adopté une mélopée personnelle et bizarre, que les ménagères connaissaient bien… C’était d’abord à pleins poumons le formidable: ” Débarrassez-vous de ce qui vous gèèène ! ” Puis, sur un ton lent et pleurard, de longs discours tenus à sa bourrique, à son Anastagille, comme il l’appelait. Il croyait dire Anastasie. ” Allons ! viens, Anastagille; allons ! viens, mon enfant… ” Et la bonne Anastagille suivait, la tête basse, longeant les trottoirs d’un air mélancolique; et de toutes les maisons on criait: “ Pst ! Pst ! Anastagille ! “… La carriole se remplissait, il fallait voir ! Quand elle était bien pleine, Anastagille et Pierrotte s’en allaient à Montmartre déposer la cargaison chez un chiffonnier en gros, qui payait bel et bien tous ces ” débarrassez-vous de ce qui vous gêne “, qu’on avait eus pour rien ou pour presque rien.
À ce métier singulier, Pierrotte ne fit pas fortune mais il gagna sa vie, et largement. Dès la première année, on rendit l’argent des Lalouette et on envoya trois cents francs à mademoiselle, — c’est ainsi que Pierrotte appelait Mme Eyssette du temps qu’elle était jeune fille, et depuis il n’avait jamais pu se décider à la nommer autrement. — La troisième année, par exemple, ne fut pas heureuse. C’était en plein 1830. Pierrotte avait beau crier: ” Débarrassez-vous de ce qui vous gêne ! ” les Parisiens, en train de se débarrasser d’un vieux roi qui les gênait, étaient sourds aux cris de Pierrotte et laissaient le Cévenol s’égosiller dans la rue; et chaque soir la petite carriole rentrait vide. Pour comble de malheur, Anastagille mourut. C’est alors que les vieux Lalouette, qui commençaient à ne plus pouvoir tout faire par eux-mêmes, proposèrent à Pierrotte d’entrer chez eux comme garçon de magasin. Pierrotte accepta, mais il ne garda pas longtemps ces modestes fonctions. Depuis leur arrivée à Paris, sa femme lui donnait tous les soirs des leçons d’écriture et de lecture; il savait déjà se tirer d’une lettre et s’exprimer en français d’une façon compréhensible. En entrant chez Lalouette, il redoubla d’efforts, s’en alla dans une classe d’adultes apprendre le calcul, et fit si bien qu’au bout de quelques mois il pouvait suppléer au comptoir M. Lalouette devenu presque aveugle, et à la vente Mme Lalouette dont les vieilles jambes trahissaient le grand cœur. Sur ces entrefaites, mademoiselle Pierrotte vint au monde et, dès lors, la fortune du Cévenol alla toujours croissant. D’abord intéressé dans le commerce des Lalouette, il devint plus tard leur associé; puis, un beau jour, le père Lalouette, ayant complètement perdu la vue, se retira du commerce et céda son fonds à Pierrotte, qui le paya par annuités. Une fois seul, le Cévenol donna une telle extension à l’affaire qu’en trois ans il eut payé les Lalouette, et se trouva, franc de toute redevance, à la tête d’une belle boutique admirablement achalandée… Juste à ce moment, comme si elle eût attendu pour mourir que son homme n’eût plus besoin d’elle, la grande Roberte tomba malade et mourut d’épuisement.
Voilà le roman de Pierrotte, tel que Jacques me le racontait ce soir-là en nous en allant au passage du Saumon et comme la route était longue, — on avait pris le plus long pour montrer aux Parisiens ma jaquette neuve, – je connaissais mon Cévenol à fond avant d’arriver chez lui. Je savais que le bon Pierrotte avait deux idoles auxquelles il ne fallait pas toucher, sa fille et M. Lalouette. Je savais aussi qu’il était un peu bavard et fatigant à entendre parce qu’il parlait lentement, cherchait ses phrases, bredouillait et ne pouvait pas dire trois mots de suite sans y ajouter: ” C’est bien le cas de le dire… ” Ceci tenait à une chose: le Cévenol n’avait jamais pu se faire à notre langue. Tout ce qu’il pensait lui venant aux lèvres en patois du Languedoc, il était obligé de mettre à mesure ce languedocien en français, et les ” C’est bien le cas de le dire… ” dont il émaillait ses discours, lui donnaient le temps d’accomplir intérieurement ce petit travail. Comme disait Jacques, Pierrotte ne parlait pas, il traduisait… Quant à Mlle Pierrotte, tout ce que j’en pus savoir, c’est qu’elle avait seize ans et qu’elle s’appelait Camille, rien de plus; sur ce chapitre-là mon Jacques restait muet comme un esturgeon.
Il était environ neuf heures quand nous fîmes notre entrée dans l’ancienne maison Lalouette. On allait fermer. Boulons, volets, barres de fer, tout un formidable appareil de clôture gisait par tas sur le trottoir, devant la porte entrebâillée… Le gaz était éteint et tout le magasin dans l’ombre, excepté le comptoir, sur lequel posait une lampe en porcelaine éclairant des piles d’écus et une grosse face rouge qui riait. Au fond, dans l’arrière-boutique, quelqu’un jouait de la flûte.
” Bonjour, Pierrotte ! cria Jacques en se campant devant le comptoir… (J’étais à côté de lui, dans la lumière de la lampe…) Bonjour, Pierrotte ! ”
Pierrotte, qui faisait sa caisse, leva les yeux à la voix de Jacques; puis, en m’apercevant, il poussa un cri, joignant les mains, et resta là, stupide, la bouche ouverte, à me regarder.
— Eh bien, fit Jacques d’un air de triomphe, que vous avais-je dit ?
– Oh mon Dieu ! mon Dieu ! murmura le bon Pierrotte, il me semble que… C’est bien le cas de le dire… Il me semble que je la vois.
– Les yeux surtout, reprit Jacques, regardez les yeux, Pierrotte.
– Et le menton, monsieur Jacques, le menton avec la fossette, répondit Pierrotte, qui pour mieux me voir avait levé l’abat-jour de la lampe.
Moi, je n’y comprenais rien. Ils étaient là tous les deux à me regarder, à cligner de l’œil, à se faire des signes… Tout à coup Pierrotte se leva, sortit du comptoir et vint à moi les bras ouverts:
— Avec votre permission, monsieur Daniel, il faut que je vous embrasse… C’est bien le cas de le dire. Je vais croire embrasser mademoiselle.
Ce dernier mot m’expliqua tout. À cet âge-là, je ressemblais beaucoup à Mme Eyssette, et pour Pierrotte, qui n’avait pas vu mademoiselle depuis quelque vingt-cinq ans, cette ressemblance était encore plus frappante. Le brave homme ne pouvait pas se lasser de me serrer les mains, de m’embrasser, de me regarder en riant avec ses gros yeux pleins de larmes; il se mit ensuite à nous parler de notre mère, des deux mille francs, de sa Roberte, de sa Camille, de son Anastagille, et cela avec tant de longueurs, tant de périodes, que nous serions encore, – c’est bien le cas de le dire, – debout dans le magasin, à l’écouter, si, Jacques ne lui avait pas dit d’un ton d’impatience: ” Et votre caisse, Pierrotte ! ”
Pierrotte s’arrêta net. Il était un peu confus d’avoir tant parlé:
— Vous avez raison, monsieur Jacques, je bavarde… je bavarde… et puis la petite… c’est bien le cas de le dire… la petite me grondera d’être monté si tard.
— Est-ce que Camille est là-haut ? demanda Jacques d’un petit air indifférent.
– Oui… oui, monsieur Jacques… la petite est là-haut… Elle languit… C’est bien le cas de le dire… Elle languit joliment de connaître M. Daniel. Montez donc la voir… je vais faire ma caisse et je vous rejoins… c’est bien le cas de le dire.
Sans en écouter davantage, Jacques me prit le bras et m’entraîna vite vers le fond, du côté où on jouait de la flûte… Le magasin de Pierrotte était grand et bien garni. Dans l’ombre, on voyait miroiter le ventre des carafes, les globes d’opale, l’or fauve des verres de Bohême, les grandes coupes de cristal, les soupières rebondies, puis de droite et de gauche, de longues piles d’assiettes qui montaient jusqu’au plafond. Le palais de la fée Porcelaine vu de nuit. Dans l’arrière-boutique un bec de gaz ouvert à demi veillait encore, laissant sortir d’un air ennuyé un tout petit bout de langue… Nous ne fîmes que traverser. Il y avait là, assis sur le bord d’un canapé-lit, un grand jeune homme blond qui jouait mélancoliquement de la flûte. Jacques, en passant, dit un ” bonjour ” très sec, auquel le jeune homme blond répondit par deux coups de flûte très secs aussi — tu, tu — ce qui doit être la façon de se dire bonjour entre flûtes qui s’en veulent.
— C’est le commis, me dit Jacques, quand nous fûmes dans l’escalier… Il nous assomme, ce grand blond, à jouer toujours de la flûte… Est-ce que tu aimes la flûte, toi, Daniel ?
J’eus envie de lui demander: ” Et la petite, l’aime-t-elle ? ” Mais j’eus peur de lui faire de la peine et je lui répondis très sérieusement: ” Non, Jacques, je n’aime pas la flûte. ”
L’appartement de Pierrotte était au quatrième étage, dans la même maison que le magasin. Mademoiselle Camille, trop aristocrate pour se montrer à la boutique, restait en haut et ne voyait son père qu’à l’heure des repas. ” Oh ! tu verras ! me disait Jacques en montant, c’est tout à fait sur un pied de grande maison. Camille a une dame de compagnie, Mme Veuve Tribou, qui ne la quitte jamais… Je ne sais pas trop d’où elle vient cette madame Tribou, mais Pierrotte la connaît et prétend que c’est une dame de grand mérite… Sonne, Daniel, nous y voilà ! ” Je sonnai; une Cévenole à grande coiffe vint nous ouvrir, sourit à Jacques comme à une vieille connaissance, et nous introduisit dans le salon.
Quand nous entrâmes, mademoiselle Pierrotte était au piano. Deux vieilles dames un peu fortes, madame Lalouette et la veuve Tribou, dame de grand mérite, jouaient aux cartes dans un coin. En nous voyant, tout le monde se leva. Il y eut moment de trouble et de brouhaha; puis les saluts échangés et les présentations faites, Jacques invita Camille, – il disait Camille tout court, – à se remettre au piano; et la dame de grand mérite profita de l’invitation pour continuer sa partie avec madame Lalouette. Nous avions pris place, Jacques et moi, chacun d’un côté de mademoiselle Pierrotte, qui, tout en faisant trotter ses petits doigts sur le piano, causait et riait avec nous. Je la regardais pendant qu’elle parlait. Elle n’était pas jolie. Blanche, rose, l’oreille petite, le cheveu fin, mais trop de joues, trop de santé; avec cela, les mains rouges, et les grâces un peu froides d’une pensionnaire en vacances. C’était bien la fille de Pierrotte, une fleur des montagnes, grandie sous la vitrine du passage du Saumon.
Telle fut, du moins, ma première impression; mais, soudain, sur un mot que je lui dis, mademoiselle Pierrotte, dont les yeux étaient restés baissés jusque-là, les leva lentement sur moi, et, comme par magie, la petite bourgeoise disparut. Je ne vis plus que ses yeux, deux grands yeux noirs éblouissants, que je reconnus tout de suite…
Ô Miracle ! C’étaient les mêmes yeux noirs qui m’avaient lui si doucement là-bas, dans les murs froids du vieux collège, les yeux noirs de la fée aux lunettes, les yeux noirs enfin… Je croyais rêver. J’avais envie de leur crier: ” Beaux yeux noirs, est-ce vous ? Est-ce vous que je retrouve dans un autre visage ? ” Et si vous saviez comme c’étaient bien eux ! Impossible de s’y tromper. Les mêmes cils, le même éclat, le même feu noir et contenu. Quelle folie de penser qu’il peut y avoir deux couples de ces yeux-là par le monde ! Et d’ailleurs la preuve que c’étaient bien les yeux noirs eux-mêmes, et non pas d’autres yeux noirs ressemblant à ceux-là, c’est qu’ils m’avaient reconnu eux aussi, et nous allions reprendre sans doute un de nos jolis dialogues muets d’autrefois, quand j’entendis tout près de moi, presque dans mon oreille, de petites dents de souris qui grignotaient. À ce bruit, je tournai la tête et j’aperçus dans un fauteuil, à l’angle du piano, un personnage auquel je n’avais pas pris garde… C’était un grand vieux sec et blême, avec une tête d’oiseau, le front fuyant, le nez en pointe, des yeux ronds et sans vie trop loin du nez, presque sur les tempes… Sans un morceau de sucre que le bonhomme tenait à la main et qu’il becquetait de temps en temps, on aurait pu le croire endormi. Un peu troublé par cette apparence, je fis à ce vieux fantôme un grand salut, qu’il ne me rendit pas… ” Il ne t’a pas vu, me dit Jacques… C’est l’aveugle… c’est le père Lalouette… ”
” Il porte bien son nom… ” pensai-je en moi-même. Et pour ne plus voir l’horrible vieux à tête d’oiseau, je me tournai bien vite du côté des yeux noirs; mais hélas ! Le charme était brisé, les yeux noirs avaient disparu. Il n’y avait plus à leur place qu’une petite toute raide sur son tabouret de piano…
À ce moment, la porte du salon s’ouvrit et Pierrotte entra bruyamment. L’homme à la flûte venait derrière lui avec sa flûte sous le bras. Jacques, en le voyant, déchargea sur lui un regard foudroyant capable d’assommer un buffle; mais il dut le manquer car le joueur de flûte ne broncha pas.
— Eh bien, petite, dit le Cévenol en embrassant sa fille à pleines joues, es-tu contente ? on te l’a donc amené ton Daniel… Comment le trouves-tu ? Il est gentil n’est-ce pas ? C’est bien le cas de le dire… tout le portrait de mademoiselle. Et voilà le bon Pierrotte qui recommence la scène du magasin, et m’amène de force au milieu du salon, pour que tout le monde puisse voir les yeux de mademoiselle, le nez de mademoiselle, le menton fossette de mademoiselle… Cette exhibition me gênait beaucoup. Mme Lalouette et la dame de grand mérite avaient interrompu leur partie, et, renversées dans leur fauteuil, m’examinaient avec le plus grand sang-froid, critiquant ou louant à haute voix tel ou tel morceau de ma personne, absolument comme si j’étais un petit poulet de grain en vente au marché de la Vallée. Entre nous, la dame de grand mérite avait l’air d’assez bien s’y connaître, en jeunes volatiles.
Heureusement que Jacques vint mettre fin à mon supplice, en demandant à mademoiselle Pierrotte de nous jouer quelque chose. ” C’est cela, jouons quelque chose, ” dit vivement le joueur de flûte, qui s’élança, la flûte en avant. Jacques cria: ” Non… non… pas de duo, pas de flûte ! ” Sur quoi, le joueur de flûte lui décocha un petit regard bleu clair, empoisonné comme une flèche de Caraïbe; mais l’autre ne sourcilla pas et continua à crier: ” Pas de flûte !… ” En fin de compte, c’est Jacques qui l’emporta, et mademoiselle Pierrotte nous joua sans la moindre flûte un de ces trémolos bien connus qu’on appelle Rêveries de Rosellen… Pendant qu’elle jouait, Pierrotte pleurait d’admiration, Jacques nageait dans l’extase; silencieux, mais la flûte aux dents, le flûtiste battait la mesure avec ses épaules et flûtait intérieurement.
Le Rosellen fini, mademoiselle Pierrotte se tourna vers moi:
” Et vous, monsieur Daniel, me dit-elle en baissant les yeux, est-ce que nous ne vous entendrons pas ?… Vous êtes poëte, je le sais. ”
” Et bon poëte, ” fit Jacques, cet indiscret de Jacques… Moi pensez que cela ne me tentait guère de dire des vers, devant tous ces Amalécites. Encore si les yeux noirs avaient été là; mais non ! depuis une heure les yeux noirs s’étaient éteints, et je les cherchais vainement autour de moi… Il faut voir aussi avec quel ton dégagé je répondis à la jeune Pierrette: ” Excusez-moi pour ce soir, mademoiselle, je n’ai pas apporté ma lyre.
” N’oubliez pas de l’apporter la prochaine fois, ” me dit le bon Pierrotte, qui prit cette métaphore au pied de la lettre. Le pauvre homme croyait sincèrement que j’avais une lyre et que j’en jouais comme son commis jouait de la flûte… Ah ! Jacques m’avait bien prévenu qu’il m’amenait dans un drôle de monde !
Vers onze heures, on servit le thé. Mademoiselle Pierrotte allait, venait dans le salon, offrant le sucre, versant le lait, le sourire sur les lèvres, le petit doigt en l’air. C’est à ce moment de la soirée que je revis les yeux noirs. Ils apparurent tout à coup devant moi, lumineux et sympathiques, puis s’éclipsèrent de nouveau avant que j’eusse pu leur parler… Alors seulement je m’aperçus d’une chose, c’est qu’il y avait en mademoiselle Pierrotte deux êtres très distincts: d’abord mademoiselle Pierrotte, une petite bourgeoise à bandeaux plats, bien faite pour trôner dans l’ancienne maison Lalouette; et puis, les yeux noirs, ces grands yeux poétiques qui s’ouvraient comme deux fleurs de velours et n’avaient qu’à paraître pour transfigurer cet intérieur de quincailliers burlesques. Mademoiselle Pierrotte, je n’en aurais pas voulu pour rien au monde; mais les yeux noirs… oh ! les yeux noirs !…
Enfin, l’heure du départ arriva. C’est madame Lalouette qui donna le signal. Elle roula son mari dans un grand tartan et l’emporta sous son bras comme une vieille momie entourée de bandelettes. Derrière eux, Pierrotte nous garda encore longtemps sur le palier à nous faire des discours interminables: ” Ah çà ! monsieur Daniel, maintenant que vous connaissez la maison, j’espère qu’on vous y verra. Nous n’avons jamais grand monde, mais du monde choisi… c’est bien le cas de le dire… D’abord M. et madame Lalouette, mes anciens patrons; puis madame Tribou, une dame du plus grand mérite, avec qui vous pourrez causer; puis mon commis, un bon garçon qui nous joue quelquefois de la flûte… c’est bien le cas de le dire… Vous ferez des duos tous les deux. Ce sera gentil. ”
J’objectai timidement que j’étais fort occupé, et que je ne pourrais peut-être pas venir aussi souvent que je le désirerais.
Cela le fit rire: ” Allons donc ! occupé, monsieur Daniel… On les connaît vos occupations à vous autres dans le quartier Latin… C’est bien le cas de le dire… on doit avoir par là quelque grisette.
– Le fait est, dit Jacques, en riant aussi, que mademoiselle Coucou-Blanc ne manque pas d’attraits.
Ce nom de Coucou-Blanc mit le comble à l’hilarité de Pierrotte.
— Comment dites-vous cela, monsieur Jacques ?… Coucou-Blanc ? Elle s’appelle Coucou-Blanc… Hé ! hé ! hé ! Voyez-vous ce gaillard-là… à son âge. ” Il s’arrêta court en s’apercevant que sa fille l’écoutait; mais nous étions au bas de l’escalier que nous entendions encore son gros rire qui faisait trembler la rampe…
— Eh bien, comment les trouves-tu ? me dit Jacques, dès que nous fûmes dehors.
– Mon cher, M. Lalouette est bien laid, mais mademoiselle Pierrotte est charmante.
– N’est-ce pas ? me fit le pauvre amoureux avec une telle vivacité que je ne pus m’empêcher de rire.
– Allons ! Jacques, tu t’es trahi, lui dis-je en lui prenant la main.
Ce soir-là, nous nous promenâmes bien tard le long des quais. À nos pieds, la rivière tranquille et noire roulait comme des perles des milliers de petites étoiles. Les amarres des gros bateaux criaient. C’était plaisir de marcher doucement dans l’ombre et d’entendre Jacques me parler d’amour… Il aimait de toute son âme; mais on ne l’aimait pas, il savait bien qu’on ne l’aimait pas.
— Alors Jacques, c’est qu’elle en aime un autre, sans doute.
– Non, Daniel, je ne crois pas qu’avant ce soir elle ait encore aimé personne.
– Avant ce soir ! Jacques, que veux-tu dire ?
– C’est que tout le monde t’aime, toi, Daniel… et elle pourrait bien t’aimer aussi.
Pauvre cher Jacques ! Il fallait voir de quel air triste et résigné il disait cela. Moi, pour le rassurer je me mis à rire bruyamment, plus bruyamment même que je n’en avais envie. ” — Diable ! mon cher, comme tu y vas… je suis donc bien irrésistible ou mademoiselle Pierrotte bien inflammable… Mais non ! Rassure-toi, ma mère Jacques. Mademoiselle Pierrotte est aussi loin de mon cœur que je le suis du sien; ce n est pas moi que tu as à craindre bien sûr. ”
Je parlais sincèrement en disant cela, mademoiselle Pierrotte n’existait pas pour moi… Les yeux noirs, par exemple, c’était différent.
Le Petit Chose
Un roman d’Alphonse Daudet