Le Misanthrope ACTE IV Scène 3
Par Jean Baptiste Poquelin dit Molière
Célimène, Alceste.
Alceste, à part.
Ô Ciel ! de mes transports puis-je être ici le maître ?
Célimène, à Alceste.
Ouais ! Quel est donc le trouble où je vous vois paraître ?
Et que me veulent dire, et ces soupirs poussés,
Et ces sombres regards que sur moi vous lancez ?
Alceste
Que toutes les horreurs dont une âme est capable,
À vos déloyautés n’ont rien de comparable;
Que le sort, les démons, et le ciel en courroux,
N’ont jamais rien produit de si méchant que vous.
Célimène
Voilà certainement des douceurs que j’admire.
Alceste
Ah ! ne plaisantez point, il n’est pas temps de rire.
Rougissez bien plutôt, vous en avez raison;
Et j’ai de sûrs témoins de votre trahison.
Voilà ce que marquaient les troubles de mon âme;
Ce n’était pas en vain que s’alarmait ma flamme;
Par ces fréquents soupçons qu’on trouvait odieux,
Je cherchais le malheur qu’ont rencontré mes yeux:
Et, malgré tous vos soins et votre adresse à feindre,
Mon astre me disait ce que j’avais à craindre.
Mais ne présumez pas que, sans être vengé,
Je souffre le dépit de me voir outragé.
Je sais que sur les vœux on n’a point de puissance,
Que l’amour veut partout naître sans dépendance,
Que jamais par la force on n’entra dans un cœur,
Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur.
Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte,
Si pour moi votre bouche avait parlé sans feinte;
Et, rejetant mes vœux dès le premier abord,
Mon cœur n’aurait eu droit de s’en prendre qu’au sort.
Mais d’un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
C’est une trahison, c’est une perfidie,
Qui ne saurait trouver de trop grands châtiments;
Et je puis tout permettre à mes ressentiments.
Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage;
Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage.
Percé du coup mortel dont vous m’assassinez,
Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés;
Je cède aux mouvements d’une juste colère,
Et je ne réponds pas de ce que je puis faire.
Célimène
D’où vient donc, je vous prie, un tel emportement ?
Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement ?
Alceste
Oui, oui, je l’ai perdu, lorsque dans votre vue
J’ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue,
Et que j’ai cru trouver quelque sincérité
Dans les traîtres appas dont je fus enchanté.
Célimène
De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre ?
Alceste
Ah ! que ce cœur est double, et sait bien l’art de feindre !
Mais, pour le mettre à bout, j’ai des moyens tout prêts.
Jetez ici les yeux, et connaissez vos traits;
Ce billet découvert suffit pour vous confondre,
Et contre ce témoin on n’a rien à répondre.
Célimène
Voilà donc le sujet qui vous trouble l’esprit !
Alceste
Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit !
Célimène
Et par quelle raison faut-il que j’en rougisse ?
Alceste
Quoi ! vous joignez ici l’audace à l’artifice !
Le désavouerez-vous pour n’avoir point de seing ?
Célimène
Pourquoi désavouer un billet de ma main ?
Alceste
Et vous pouvez le voir sans demeurer confuse
Du crime dont vers moi son style vous accuse !
Célimène
Vous êtes, sans mentir, un grand extravagant.
Alceste
Quoi ! vous bravez ainsi ce témoin convaincant !
Et ce qu’il m’a fait voir de douceur pour Oronte
N’a donc rien qui m’outrage, et qui vous fasse honte ?
Célimène
Oronte ! Qui vous dit que la lettre est pour lui ?
Alceste
Les gens qui dans mes mains l’ont remise aujourd’hui.
Mais je veux consentir qu’elle soit pour un autre,
Mon cœur en a-t-il moins à se plaindre du vôtre ?
En serez-vous, vers moi, moins coupable en effet ?
Célimène
Mais si c’est une femme à qui va ce billet,
En quoi vous blesse-t-il, et qu’a-t-il de coupable ?
Alceste
Ah ! le détour est bon, et l’excuse admirable.
Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à ce trait
Et me voilà par là convaincu tout à fait.
Osez-vous recourir à ces ruses grossières ?
Et croyez-vous les gens si privés de lumières ?
Voyons, voyons un peu par quel biais, de quel air,
Vous voulez soutenir un mensonge si clair;
Et comment vous pourrez tourner pour une femme
Tous les mots d’un billet qui montre tant de flamme.
Ajustez, pour couvrir un manquement de foi,
Ce que je m’en vais lire…
Célimène
Il ne me plaît pas, moi.
Je vous trouve plaisant d’user d’un tel empire
Et de me dire au nez ce que vous m’osez dire !
Alceste
Non, non, sans s’emporter, prenez un peu souci
De me justifier les termes que voici.
Célimène
Non, je n’en veux rien faire; et, dans cette occurrence,
Tout ce que vous croirez m’est de peu d’importance.
Alceste
De grâce, montrez-moi, je serai satisfait,
Qu’on peut, pour une femme, expliquer ce billet.
Célimène
Non, il est pour Oronte; et je veux qu’on le croie.
Je reçois tous ses soins avec beaucoup de joie,
J’admire ce qu’il dit, j’estime ce qu’il est,
Et je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît.
Faites, prenez parti, que rien ne vous arrête,
Et ne me rompez pas davantage la tête.
Alceste, à part.
Ciel ! rien de plus cruel peut-il être inventé,
Et jamais cœur fut-il de la sorte traité !
Quoi ! d’un juste courroux je suis ému contre elle,
C’est moi qui me viens plaindre, et c’est moi qu’on querelle !
On pousse ma douleur et mes soupçons à bout,
On me laisse tout croire, on fait gloire de tout;
Et cependant mon cœur est encore assez lâche
Pour ne pouvoir briser la chaîne qui l’attache,
Et pour ne pas s’armer d’un généreux mépris
Contre l’ingrat objet dont il est trop épris !
à Célimène.
Ah ! que vous savez bien, ici, contre moi-même,
Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême,
Et ménager pour vous l’excès prodigieux
De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !
Défendez-vous au moins d’un crime qui m’accable,
Et cessez d’affecter d’être envers moi coupable.
Rendez-moi, s’il se peut, ce billet innocent;
À vous prêter les mains ma tendresse consent.
Efforcez-vous ici de paraître fidèle,
Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle.
Célimène
Allez, vous êtes fou dans vos transports jaloux,
Et ne méritez pas l’amour qu’on a pour vous.
Je voudrais bien savoir qui pourrait me contraindre
À descendre pour vous aux bassesses de feindre;
Et pourquoi, si mon cœur penchait d’autre côté,
Je ne le dirais pas avec sincérité !
Quoi ! de mes sentiments l’obligeante assurance
Contre tous vos soupçons ne prend pas ma défense ?
Auprès d’un tel garant sont-ils de quelque poids ?
N’est-ce pas m’outrager que d’écouter leur voix ?
Et puisque notre cœur fait un effort extrême
Lorsqu’il peut se résoudre à confesser qu’il aime;
Puisque l’honneur du sexe, ennemi de nos feux,
S’oppose fortement à de pareils aveux,
L’amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle
Doit-il impunément douter de cet oracle ?
Et n’est-il pas coupable, en ne s’assurant pas
À ce qu’on ne dit point qu’après de grands combats ?
Allez, de tels soupçons méritent ma colère;
Et vous ne valez pas que l’on vous considère.
Je suis sotte, et veux mal à ma simplicité
De conserver encor pour vous, quelque bonté;
Je devrais autre part attacher mon estime,
Et vous faire un sujet de plainte légitime.
Alceste
Ah ! traîtresse ! mon faible est étrange pour vous;
Vous me trompez, sans doute, avec des mots si doux;
Mais il n’importe, il faut suivre ma destinée;
À votre foi mon âme est toute abandonnée;
Je veux voir jusqu’au bout quel sera votre cœur,
Et si de me trahir il aura la noirceur.
Célimène
Non, vous ne m’aimez point comme il faut que l’on aime.
Alceste
Ah ! rien n’est comparable à mon amour extrême;
Et dans l’ardeur qu’il a de se montrer à tous,
Il va jusqu’à former des souhaits contre vous.
Oui, je voudrais qu’aucun ne vous trouvât aimable,
Que vous fussiez réduite en un sort misérable;
Que le ciel en naissant ne vous eût donné rien;
Que vous n’eussiez ni rang, ni naissance, ni bien;
Afin que de mon cœur l’éclatant sacrifice
Vous pût d’un pareil sort réparer l’injustice;
Et que j’eusse la joie et la gloire en ce jour
De vous voir tenir tout des mains de mon amour.
Célimène
C’est me vouloir du bien, d’une étrange manière !
Me préserve le ciel que vous ayez matière…
Voici monsieur Dubois, plaisamment, figuré.
Le Misanthrope Acte IV Scène 3
Une pièce de théâtre de Molière