Le Misanthrope ACTE IV Scène 2
Par Jean Baptiste Poquelin dit Molière
Alceste, Éliante, Philinte.
Alceste
Ah ! faites-moi raison, madame, d’une offense
Qui vient de triompher de toute ma constance.
Éliante
Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous qui vous puisse émouvoir ?
Alceste
J’ai ce que, sans mourir, je ne puis concevoir;
Et le déchaînement de toute la nature
Ne m’accablerait pas comme cette aventure.
C’en est fait… Mon amour… Je ne saurais parler.
Éliante
Que votre esprit un peu tâche à se rappeler.
Alceste
Ô juste ciel ! faut-il qu’on joigne à tant de grâces
Les vices odieux des âmes les plus basses !
Éliante
Mais encor, qui vous peut… ?
Alceste
Ah ! tout est ruiné;
Je suis, je suis trahi, je suis assassiné.
Célimène… (eût-on pu croire cette nouvelle ? )
Célimène me trompe, et n’est qu’une infidèle.
Éliante
Avez-vous, pour le croire, un juste fondement ?
Philinte
Peut-être est-ce un soupçon conçu légèrement;
Et votre esprit jaloux prend parfois des chimères…
Alceste
Ah ! morbleu ! mêlez-vous, monsieur, de vos affaires.
à Éliante.
C’est de sa trahison n’être que trop certain,
Que l’avoir, dans ma poche, écrite de sa main.
Oui, madame, une lettre écrite pour Oronte
A produit à mes yeux ma disgrâce et sa honte;
Oronte, dont j’ai cru qu’elle fuyait les soins,
Et que de mes rivaux je redoutais le moins.
Philinte
Une lettre peut bien tromper par l’apparence,
Et n’est pas quelquefois si coupable qu’on pense.
Alceste
Monsieur, encore un coup, laissez-moi, s’il vous plaît,
Et ne prenez souci que de votre intérêt.
Éliante
Vous devez modérer vos transports; et l’outrage…
Alceste
Madame, c’est à vous, qu’appartient cet ouvrage;
C’est à vous, que mon cœur a recours aujourd’hui,
Pour pouvoir s’affranchir de son cuisant ennui.
Vengez-moi d’une ingrate et perfide parente
Qui trahit lâchement une ardeur si constante;
Vengez-moi de ce trait qui doit vous faire horreur.
Éliante
Moi, vous venger ? Comment ?
Alceste
En recevant mon cœur.
Acceptez-le, madame, au lieu de l’infidèle;
C’est par là que je puis prendre vengeance d’elle;
Et je la veux punir par les sincères vœux,
Par le profond amour, les soins respectueux,
Les devoirs empressés et l’assidu service,
Dont ce cœur va vous faire un ardent sacrifice.
Éliante
Je compatis, sans doute, à ce que vous souffrez,
Et ne méprise point le cœur que vous m’offrez;
Mais peut-être le mal n’est pas si grand qu’on pense,
Et vous pourrez quitter ce désir de vengeance.
Lorsque l’injure part d’un objet plein d’appas,
On fait force desseins qu’on n’exécute pas:
On a beau voir, pour rompre, une raison puissante,
Une coupable aimée est bientôt innocente;
Tout le mal qu’on lui veut se dissipe aisément,
Et l’on sait ce que c’est qu’un courroux d’un amant.
Alceste
Non, non, madame, non, l’offense est trop mortelle;
Il n’est point de retour, et je romps avec elle;
Rien ne saurait changer le dessein que j’en fais,
Et je me punirais de l’estimer jamais.
La voici. Mon courroux redouble à cette approche,
Je vais de sa noirceur lui faire un vif reproche,
Pleinement la confondre, et vous porter après
Un cœur tout dégagé de ses trompeurs attraits.
Le Misanthrope Acte IV Scène 2
Une pièce de théâtre de Molière