Don Fernand, don Diègue, don Arias, don Sanche, don Alonse, Chimène, Elvire
Don Fernand
Montrez un œil plus triste. Enfin soyez contente,
Chimène, le succès répond à votre attente:
Si de nos ennemis Rodrigue a le dessus,
Il est mort à nos yeux des coups qu’il a reçus;
Rendez grâce au ciel qui vous en a vengée.
(À Don Diègue.)
Voyez comme déjà sa couleur est changée.
Don Diègue
Mais voyez qu’elle pâme, et d’un amour parfait,
Dans cette pâmoison, sire, admirez l’effet.
Sa douleur a trahi les secrets de son âme,
Et ne vous permet plus de douter de sa flamme.
Chimène
Quoi ! Rodrigue est donc mort ?
Don Fernand
Quoi ! Rodrigue est donc mort ? Non, non, il voit le jour,
Et te conserve encore un immuable amour:
Calme cette douleur qui pour lui s’intéresse.
Chimène
Sire, on pâme de joie, ainsi que de tristesse:
Un excès de plaisirs nous rend tout languissants;
Et quand il surprend l’âme, il accable les sens.
Don Fernand
Tu veux qu’en ta faveur nous croyions l’impossible ?
Chimène, ta douleur a paru trop visible.
Chimène
Eh bien ! sire, ajoutez ce comble à mon malheur,
Nommez ma pâmoison l’effet de ma douleur:
Un juste déplaisir à ce point m’a réduite;
Son trépas dérobait sa tête à ma poursuite;
S’il meurt des coups reçus pour le bien du pays,
Ma vengeance est perdue et mes desseins trahis:
Une si belle fin m’est trop injurieuse.
Je demande sa mort, mais non pas glorieuse,
Non pas dans un éclat qui l’élève si haut,
Non pas au lit d’honneur, mais sur un échafaud;
Qu’il meure pour mon père, et non pour la patrie;
Que son nom soit taché, sa mémoire flétrie.
Mourir pour le pays n’est pas un triste sort;
C’est s’immortaliser par une belle mort.
J’aime donc sa victoire, et je le puis sans crime;
Elle assure l’État, et me rend ma victime,
Mais noble, mais fameuse entre tous les guerriers,
Le chef, au lieu de fleurs, couronné de lauriers;
Et pour dire en un mot ce que j’en considère,
Digne d’être immolée aux mânes de mon père…
Hélas ! à quel espoir me laissé-je emporter !
Rodrigue de ma part n’a rien à redouter;
Que pourraient contre lui des larmes qu’on méprise ?
Pour lui tout votre empire est un lieu de franchise;
Là, sous votre pouvoir, tout lui devient permis;
Il triomphe de moi comme des ennemis,
Dans leur sang répandu la justice étouffée
Aux crimes du vainqueur sert d’un nouveau trophée;
Nous en croissons la pompe, et le mépris des lois
Nous fait suivre son char au milieu de deux rois.
Don Fernand
Ma fille, ces transports ont trop de violence.
Quand on rend la justice on met tout en balance:
On a tué ton père, il était l’agresseur;
Et la même équité m’ordonne la douceur.
Avant que d’accuser ce que j’en fais paraître,
Consulte bien ton cœur: Rodrigue en est le maître.
Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi,
Dont la faveur conserve un tel amant pour toi.
Chimène
Pour moi ! mon ennemi ! l’objet de ma colère !
L’auteur de mes malheurs ! l’assassin de mon père !
De ma juste poursuite on fait si peu de cas
Qu’on me croit obliger en ne m’écoutant pas !
Puisque vous refusez la justice à mes larmes,
Sire, permettez-moi de recourir aux armes;
C’est par là seulement qu’il a su m’outrager,
Et c’est aussi par là que je me dois venger.
À tous vos cavaliers je demande sa tête;
Oui, qu’un d’eux me l’apporte, et je suis sa conquête;
Qu’ils le combattent, sire; et le combat fini,
J’épouse le vainqueur, si Rodrigue est puni.
Sous votre autorité souffrez qu’on le publie.
Don Fernand
Cette vieille coutume en ces lieux établie,
Sous couleur de punir un injuste attentat,
Des meilleurs combattants affaiblit un État;
Souvent de cet abus le succès déplorable
Opprime l’innocent et soutient le coupable.
J’en dispense Rodrigue; il m’est trop précieux
Pour l’exposer aux coups d’un sort capricieux;
Et quoi qu’ait pu commettre un cœur si magnanime
Les Maures en fuyant ont emporté son crime.
Don Diègue
Quoi ! sire, pour lui seul vous renversez des lois
Qu’a vu toute la cour observer tant de fois !
Que croira votre peuple, et que dira l’envie,
Si sous votre défense il ménage sa vie,
Et s’en fait un prétexte à ne paraître pas
Où tous les gens d’honneur cherchent un beau trépas ?
De pareilles faveurs terniraient trop sa gloire:
Qu’il goûte sans rougir les fruits de sa victoire.
Le Comte eut de l’audace, il l’en a su punir:
Il l’a fait en brave homme, et le doit maintenir.
Don Fernand
Puisque vous le voulez, j’accorde qu’il le fasse:
Mais d’un guerrier vaincu mille prendraient la place,
Et le prix que Chimène au vainqueur a promis
De tous mes cavaliers feraient ses ennemis:
L’opposer seul à tous serait trop d’injustice;
Il suffit qu’une fois il entre dans la lice.
Choisis qui tu voudras, Chimène, et choisis bien;
Mais après ce combat ne demande plus rien.
Don Diègue
N’excusez point par là ceux que son bras étonne;
Laissez un champ ouvert où n’entrera personne.
Après ce que Rodrigue a fait voir aujourd’hui,
Quel courage assez vain s’oserait prendre à lui ?
Qui se hasarderait contre un tel adversaire ?
Qui serait ce vaillant, ou bien ce téméraire ?
Don Sanche
Faites ouvrir le champ: vous voyez l’assaillant;
Je suis ce téméraire, ou plutôt ce vaillant.
Accordez cette grâce à l’ardeur qui me presse.
Madame, vous savez quelle est votre promesse.
Don Fernand
Chimène, remets-tu ta querelle en sa main ?
Chimène
Sire, je l’ai promis.
Don Fernand
Sire, je l’ai promis. Soyez prêt à demain.
Don Diègue
Non, sire, il ne faut pas différer davantage:
On est toujours trop prêt quand on a du courage.
Don Fernand
Sortir d’une bataille, et combattre à l’instant !
Don Diègue
Rodrigue a pris haleine en vous la racontant.
Don Fernand
Du moins une heure ou deux je veux qu’il se délasse;
Mais de peur qu’en exemple un tel combat ne passe,
Pour témoigner à tous qu’à regret je promets
Un sanglant procédé qui ne me plut jamais,
De moi ni de ma cour il n’aura la présence. (Il parle à Don Arias.)
Vous seul des combattants jugerez la vaillance.
Ayez soin que tous deux fassent en gens de cœur,
Et, le combat fini, m’amenez le vainqueur.
Qui qu’il soit, même prix est acquis à sa peine;
Je le veux de ma main présenter à Chimène,
Et que pour récompense il reçoive sa foi.
Chimène
Quoi ! sire, m’imposer une si dure loi !
Don Fernand
Tu t’en plains; mais ton feu, loin d’avouer ta plainte,
Si Rodrigue est vainqueur, l’accepte sans contrainte.
Cesse de murmurer contre un arrêt si doux;
Qui que ce soit des deux, j’en ferai ton époux.
Le Cid ACTE IV Scène V
La pièce de Théâtre Le Cid par Pierre Corneille.