Don Diègue, don Rodrigue
Don Diègue
Rodrigue, enfin le ciel permet que je te voie !
Don Rodrigue
Hélas !
Don Diègue
Hélas ! Ne mêle point de soupirs à ma joie;
Laisse-moi prendre haleine afin de te louer.
Ma valeur n’a point lieu de te désavouer;
Tu l’as bien imitée, et ton illustre audace
Fait bien revivre en toi les héros de ma race;
C’est d’eux que tu descends, c’est de moi que tu viens;
Ton premier coup d’épée égale tous les miens;
Et d’une belle ardeur ta jeunesse animée
Par cette grande épreuve atteint ma renommée.
Appui de ma vieillesse, et comble de mon heur,
Touche ces cheveux blancs à qui tu rends honneur;
Viens baiser cette joue, et reconnais la place
Où fut empreint l’affront que ton courage efface.
Don Rodrigue
L’honneur vous en est dû; je ne pouvais pas moins
Étant sorti de vous et nourri par vos soins.
Je m’en tiens trop heureux, et mon âme est ravie
Que mon coup d’essai plaise à qui je dois la vie;
Mais parmi vos plaisirs ne soyez point jaloux
Si je m’ose à mon tour satisfaire après vous.
Souffrez qu’en liberté mon désespoir éclate;
Assez et trop longtemps votre discours le flatte.
Je ne me repens point de vous avoir servi;
Mais rendez-moi le bien que ce coup m’a ravi.
Mon bras pour vous venger, armé contre ma flamme,
Par ce coup glorieux m’a privé de mon âme.
Ne me dites plus rien; pour vous j’ai tout perdu:
Ce que je vous devais, je vous l’ai bien rendu.
Don Diègue
Porte, porte plus haut le fruit de ta victoire:
Je t’ai donné la vie, et tu me rends ma gloire;
Et d’autant que l’honneur m’est plus cher que le jour,
D’autant plus maintenant je te dois de retour.
Mais d’un cœur magnanime éloigne ces faiblesses;
Nous n’avons qu’un honneur, il est tant de maîtresses !
L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir.
Don Rodrigue
Ah ! que me dites-vous ?
Don Diègue
Ah ! que me dites-vous ? Ce que tu dois savoir.
Don Rodrigue
Mon honneur offensé sur moi-même se venge;
Et vous m’osez pousser à la honte du change !
L’infamie est pareille, et suit également
Le guerrier sans courage et le perfide amant.
À ma fidélité ne faites point d’injures;
Souffrez-moi généreux sans me rendre parjure;
Mes liens sont trop forts pour être ainsi rompus;
Ma foi m’engage encor si je n’espère plus;
Et, ne pouvant quitter ni posséder Chimène,
Le trépas que je cherche est ma plus douce peine.
Don Diègue
Il n’est pas temps encor de chercher le trépas:
Ton prince et ton pays ont besoin de ton bras.
La flotte qu’on craignait, dans ce grand fleuve entrée,
Croit surprendre la ville et piller la contrée.
Les Maures vont descendre, et le flux et la nuit
Dans une heure à nos murs les amènent sans bruit.
La cour est en désordre, et le peuple en alarmes;
On n’entend que des cris, on ne voit que des larmes.
Dans ce malheur public, mon bonheur a permis
Que j’aie trouvé chez moi cinq cents de mes amis,
Qui, sachant mon affront, poussés d’un même zèle,
Se venaient tous offrir à venger ma querelle.
Tu les a prévenus; mais leurs vaillantes mains
Se tremperont bien mieux au sang des Africains.
Va marcher à leur tête où l’honneur te demande;
C’est toi que veut pour chef leur généreuse bande.
De ces vieux ennemis va soutenir l’abord:
Là, si tu veux mourir, trouve une belle mort,
Prends-en l’occasion, puisqu’elle t’est offerte;
Fais devoir à ton roi son salut à ta perte;
Mais reviens-en plutôt les palmes sur le front.
Ne borne pas ta gloire à venger un affront,
Porte-la plus avant, force par ta vaillance
Ce monarque au pardon, et Chimène au silence;
Si tu l’aimes, apprends que revenir vainqueur
C’est l’unique moyen de regagner son cœur.
Mais le temps est trop cher pour le perdre en paroles;
Je t’arrête en discours, et je veux que tu voles.
Viens, suis-moi, va combattre, et montrer à ton roi
Que ce qu’il perd au comte il le recouvre en toi.
Le Cid ACTE III Scène VI
Don Diègue, don Rodrigue
La pièce de Théâtre Le Cid par Pierre Corneille.