Don Diègue
Jamais nous ne goûtons de parfaite allégresse:
Nos plus heureux succès sont mêlés de tristesse;
Toujours quelques soucis en ces événements
Troublent la pureté de nos contentements.
Au milieu du bonheur mon âme en sent l’atteinte:
Je nage dans la joie, et je tremble de crainte.
J’ai vu mort l’ennemi qui m’avait outragé;
Et je ne saurais voir la main qui m’a vengé.
En vain je m’y travaille, et d’un soin inutile,
Tout cassé que je suis, je cours toute la ville:
Ce peu que mes vieux ans m’ont laissé de vigueur
Se consume sans fruit à chercher ce vainqueur.
À toute heure, en tous lieux, dans une nuit si sombre,
Je pense l’embrasser, et n’embrasse qu’une ombre;
Et mon amour, déçu par cet objet trompeur,
Se forme des soupçons qui redoublent ma peur.
Je ne découvre point de marques de sa fuite;
Je crains du comte mort les amis et la suite;
Leur nombre m’épouvante et confond ma raison.
Rodrigue ne vit plus, ou respire en prison.
Justes cieux ! me trompé-je encore à l’apparence,
Ou si je vois enfin mon unique espérance ?
C’est lui, n’en doutons plus; mes vœux sont exaucés,
Ma crainte est dissipée, et mes ennuis cessés.
Le Cid ACTE III Scène V
Don Diègue
La pièce de Théâtre Le Cid par Pierre Corneille.