Le Comte, don Diègue
Le Comte
Enfin vous l’emportez, et la faveur du roi
Vous élève en un rang qui n’était dû qu’à moi,
Il vous fait gouverneur du prince de Castille.
Don Diègue
Cette marque d’honneur qu’il met dans ma famille
Montre à tous qu’il est juste, et fait connaître assez
Qu’il sait récompenser les services passés.
Le Comte
Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes:
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes;
Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans
Qu’ils savent mal payer les services présents.
Don Diègue
Ne parlons plus d’un choix dont votre esprit s’irrite;
La faveur l’a pu faire autant que le mérite,
Mais on doit ce respect au pouvoir absolu,
De n’examiner rien quand un roi l’a voulu.
À l’honneur qu’il m’a fait ajoutez en un autre;
Joignons d’un sacré nœud ma maison à la vôtre:
Vous n’avez qu’une fille, et moi je n’ai qu’un fils;
Leur hymen nous peut rendre à jamais plus qu’amis:
Faites-nous cette grâce, et l’acceptez pour gendre.
Le Comte
À des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre;
Et le nouvel éclat de votre dignité
Lui doit enfler le cœur d’une autre vanité.
Exercez-la, monsieur, et gouvernez le prince;
Montrez-lui comme il faut régir une province,
Faire trembler partout les peuples sous la loi,
Remplir les bons d’amour et les méchants d’effroi;
Joignez à ces vertus celles d’un capitaine:
Montrez-lui comme il faut s’endurcir à la peine,
Dans le métier de Mars se rendre sans égal,
Passer les jours entiers et les nuits à cheval,
Reposer tout armé, forcer une muraille,
Et ne devoir qu’à soi le gain d’une bataille.
Instruisez-le d’exemple, et rendez-le parfait,
Expliquant à ses yeux vos leçons par l’effet.
Don Diègue
Pour s’instruire d’exemple, en dépit de l’envie,
Il lira seulement l’histoire de ma vie.
Là, dans un long tissu de belles actions,
Il verra comme il faut dompter des nations,
Attaquer une place, ordonner une armée,
Et sur de grands exploits bâtir sa renommée.
Le Comte
Les exemples vivants sont d’un autre pouvoir;
Un prince dans un livre apprend mal son devoir.
Et qu’a fait après tout ce grand nombre d’années,
Que ne puisse égaler une de mes journées ?
Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd’hui,
Et ce bras du royaume est le plus ferme appui.
Grenade et l’Aragon tremblent quand ce fer brille;
Mon nom sert de rempart à toute la Castille:
Sans moi, vous passeriez bientôt sous d’autres lois,
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.
Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire,
Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire:
Le prince à mes côtés ferait dans les combats
L’essai de son courage à l’ombre de mon bras;
Il apprendrait à vaincre en me regardant faire;
Et pour répondre en hâte à son grand caractère
Il verrait…
Don Diègue
Il verrait… Je le sais, vous servez bien le roi,
Je vous ai vu combattre et commander sous moi:
Quand l’âge dans mes nerfs a fait couler sa glace,
Votre rare valeur a bien rempli ma place;
Enfin, pour épargner les discours superflus,
Vous êtes aujourd’hui ce qu’autrefois je fus.
Vous voyez toutefois qu’en cette concurrence
Un monarque entre nous met quelque différence.
Le Comte
Ce que je méritais, vous l’avez emporté.
Don Diègue
Qui l’a gagné sur vous l’avait mieux mérité.
Le Comte
Qui peut mieux l’exercer en est bien le plus digne.
Don Diègue
En être refusé n’en est pas un bon signe.
Le Comte
Vous l’avez eu par brigue, étant vieux courtisan.
Don Diègue
L’éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan.
Le Comte
Parlons-en mieux, le roi fait honneur à votre âge.
Don Diègue
Le roi, quand il en fait, le mesure au courage.
Le Comte
Et par là cet honneur n’était dû qu’à mon bras.
Don Diègue
Qui n’a pu l’obtenir ne le méritait pas.
Le Comte
Ne le méritait pas ! Moi ?
Don Diègue
Ne le méritait pas ! Moi ? Vous.
Le Comte
Ne le méritait pas ! Moi ? Vous. Ton impudence,
Téméraire vieillard, aura sa récompense.
(Il lui donne un soufflet.)
Don Diègue
Achève, et prends ma vie après un tel affront,
Le premier dont ma race ait vu rougir le front.
Le Comte
Et que penses-tu faire avec tant de faiblesse ?
Don Diègue
Ô Dieu ! ma force usée en ce besoin me laisse !
Le Comte
Ton épée est à moi, mais tu serais trop vain,
Si ce honteux trophée avait chargé ma main.
Adieu. Fais lire au prince, en dépit de l’envie,
Pour son instruction, l’histoire de ta vie;
D’un insolent discours ce juste châtiment
Ne lui servira pas d’un petit ornement.
Le Cid ACTE I Scène III
Le Comte, don Diègue
La pièce de Théâtre Le Cid par Pierre Corneille.