Le cas de conscience

Dans  Contes Libertins suite
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Les gens du pays des fables
Donnent ordinairement
Noms et titres agréables
Assez libéralement.
Cela ne leur coûte guère.
Tout leur est nymphe ou bergère
Et déesse bien souvent.
Horace n’y faisait faute.

Si la servante de l’hôte
Au lit de notre homme allait
C’était aussitôt Ilie
C’était la nymphe Egérie,
C’était tout ce qu’on voulait.
Dieu, par sa bonté profonde,
Un beau jour mit dans le monde
Apollon son serviteur;
Et l’y mit justement comme
Adam le nomenclateur,
Lui disant: Te voilà, nomme.
Suivant cette antique loi
Nous sommes parrains du Roi.
De ce privilège insigne,
Moi faiseur de vers indigne
Je pourrais user aussi
Dans les contes que voici;
Et s’il me plaisait de dire,
Au lieu d’Anne Sylvanire,
Et pour messire Thomas
Le grand druide Adamas,
Me mettrait-on à l’amende ?
Non: mais tout considère,
Le présent conte demande
Qu’on dise Anne et le curé.
Anne, puisqu’ainsi va, passait dans son village
Pour la perle et la parangon.
Etant un jour près d’un rivage,
Elle vit un jeune garçon
Se baigner nu. La fillette était drue,
Honnête toutefois. L’objet plut à sa vue.
Nuls défauts ne pouvaient être au gars reprochés:
Puis dès auparavant aimé de la bergère,
Quand il en aurait eu l’Amour les eût cachés;
Jamais tailleur n’en sut mieux que lui la manière.
Anne ne craignait rien; des saules la couvraient
Comme eût fait une jalousie:
Ca et là ses regards en liberté couraient
Où les portait leur fantaisie,
Cà et là, c’est-à-dire aux différents attraits
Du garçon au corps jeune et frais,
Blanc, poli, bien formé, de taille haute et drète,
Digne enfin des regards d’Annette.
D’abord une honte secrète
La fit quatre pas reculer,
L’amour huit autres avancer:
Le scrupule survint, et pensa tout gâter.
Anne avait bonne conscience:
Mais comment s’abstenir ? est-il quelque défense
Qui l’emporte sur le désir
Quand le hasard fait naître un sujet de plaisir ?
La belle à celui-ci fit quelque résistance.
A la fin ne comprenant pas
Comme on peut pêcher de cent pas,
Elle s’assit sur l’herbe; et très fort attentive
Annette la contemplative
Regarda de son mieux. Quelqu’un n’a-t-il point vu
Comme on dessine sur nature ?
On vous campe une creature,
Une Eve, ou quelque Adam, j’entends un objet nu ;
Puis force gens assis comme notre bergère
Font un crayon conforme à cet original.
Au fond de sa mémoire Anne en sut fort bien faire
Un qui ne ressemblait pas mal.
Elle y serait encor si Guillot (c’est le sire)
Ne fût sorti de l’eau. La belle se retire
A propos; l’ennemi n’était plus qu’à vingt pas,
Plus fort qu’à l’ordinaire, et c’eût été grand cas
Qu’après de semblables idées
Amour en fut demeuré là:
Il comptait pour siennes déjà
Les faveurs qu’Anne avait gardées.
Qui ne s’y fût trompé ? plus je songe à cela,
Moins je le puis comprendre. Anne la scrupuleuse
N’osa quoi qu’il en soit le garçon régaler;
Ne laissant pas pourtant de récapituler
Les points qui la rendaient encor toute honteuse.
Pâques vint, et ce fut un nouvel embarras.
Anne faisant passer ses pêchés en revue,
Comme un passe-volant mit en un coin ce cas;
Mais la chose fut aperçue.
Le curé messire Thomas
Sut relever le fait; et comme l’on peut croire
En confesseur exact il fit conter l’histoire,
Et circonstancier le tout fort amplement,
Pour en connaître l’importance,
Puis faire aucunement cadrer la pénitence,
Chose où ne doit errer un confesseur prudent.
Celui-ci malmena la belle
Etre dans ses regards à tel point sensuelle !
C’est, dit-il, un très grand pêché.
Autant vaut l’avoir vu que de l’avoir touche.
Cependant la peine imposée
Fut à souffrir assez aisée.
Je n’ en parlerai point; seulement on saura
Que Messieurs les curés, en tous ces cantons-là,
Ainsi qu’au nôtre avaient des dévots et dévotes,
Qui pour l’examen de leurs fautes
Leur payaient un tribut; qui plus qui moins selon
Que le compte à rendre était long.
Du tribut de cet an Anne étant soucieuse,
Arrive que Guillot pèche un brochet fort grand:
Tout aussitôt le jeune amant
Le donne a sa maîtresse; elle toute joyeuse
Le va porter du même pas
Au curé messire Thomas.
Il reçoit le présent, il l’admire, et le drôle
D’un petit coup sur l’épaule
La fillette régala,
Lui sourit, lui dit: Voilà
Mon fait, joignant à cela
D’autres petites affaires:
C’était jour de Calende, et nombre de confrères
Devaient dîner chez lui. Voulez-vous doublement
M’obliger ? dit-il à la belle;
Accommodez chez vous ce poisson promptement.
Puis l’apportez incontinent,
Ma servante est un peu nouvelle.
Anne court; et voilà les prêtres arrivés.
Grand bruit, grande cohue, en cave on se transporte.
Aucuns des vins sont approuvés:
Chacun en raisonne à sa sorte.
On met sur table; et le doyen
Prend place en saluant toute la compagnie.
Raconter leurs propos serait chose infinie;
Puis le lecteur s’en doute bien.
On permuta cent fois sans permuter pas une.
Santés, Dieu sait combien: chacun a sa chacune
But en faisant de l’œil; nul scandale: on servit
Potage, menus mets, et même jusqu’au fruit
Sans que le brochet vînt; tout le dîner s’achève
Sans brochet pas un brin. Guillot sachant ce don
L’avait fait rétracter pour plus d’une raison.
Légère de brochet la troupe enfin se lève.
Qui fut bien étonné, qu’on le juge: il alla
Dire ceci, dire cela
A Madame Anne le jour même
L’appela cent fois sotte, et dans sa rage extrême
Lui pensa reprocher l’aventure du bain.
Traiter votre cure, dit-il, comme un coquin !
Pour qui nous prenez-vous ? pasteur sont-ce canailles ?
Alors par droit de représailles
Anne dit au prêtre outragé:
Autant vaut l’avoir vu que de l’avoir mangé.

Jean de la Fontaine
Fable la Fontaine

 



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