Le Bourgeois gentilhomme par Molière
Covielle déguisé en voyageur, Monsieur Jourdain, Laquais.
Covielle
Monsieur, je ne sais pas si j’ai l’honneur d’être connu de vous.
Monsieur Jourdain
Non, Monsieur.
Covielle
Je vous ai vu que vous n’étiez pas plus grand que cela.
Monsieur Jourdain
Moi ?
Covielle
Oui, vous étiez le plus bel enfant du monde, et toutes les dames vous prenaient dans leurs bras pour vous baiser.
Monsieur Jourdain
Pour me baiser ?
Covielle
Oui. J’étais grand ami de feu Monsieur votre père.
Monsieur Jourdain
De feu Monsieur mon père ?
Covielle
Oui. C’était un fort honnête gentilhomme.
Monsieur Jourdain
Comment dites-vous ?
Covielle
Je dis que c’était un fort honnête gentilhomme.
Monsieur Jourdain
Mon père ?
Covielle
Oui.
Monsieur Jourdain
Vous l’avez fort connu ?
Covielle
Assurément.
Monsieur Jourdain
Et vous l’avez connu pour gentilhomme ?
Covielle
Sans doute.
Monsieur Jourdain
Je ne sais donc pas comment le monde est fait.
Covielle
Comment ?
Monsieur Jourdain
Il y a de sottes gens qui me veulent dire qu’il a été marchand.
Covielle
Lui marchand ? C’est pure médisance, il ne l’a jamais été. Tout ce qu’il faisait, c’est qu’il était fort obligeant, fort officieux; et comme il se connaissait fort bien en étoffes, il en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui, et en donnait à ses amis pour de l’argent.
Monsieur Jourdain
Je suis ravi de vous connaître, afin que vous rendiez ce témoignage-là, que mon père était gentilhomme.
Covielle
Je le soutiendrai devant tout le monde.
Monsieur Jourdain
Vous m’obligerez. Quel sujet vous amène ?
Covielle
Depuis avoir connu feu Monsieur votre père, honnête gentilhomme, comme je vous ai dit, j’ai voyagé par tout le monde.
Monsieur Jourdain
Par tout le monde ?
Covielle
Oui.
Monsieur Jourdain
Je pense qu’il y a bien loin en ce pays-là.
Covielle
Assurément. Je ne suis revenu de tous mes longs voyages que depuis quatre jours; et par l’intérêt que je prends à tout ce qui vous touche, je viens vous annoncer la meilleure nouvelle du monde.
Monsieur Jourdain
Quelle ?
Covielle
Vous savez que le fils du Grand Turc est ici ?
Monsieur Jourdain
Moi ? Non.
Covielle
Comment ? il a un train tout à fait magnifique; tout le monde le va voir, et il a été reçu en ce pays comme un seigneur d’importance.
Monsieur Jourdain
Par ma foi ! je ne savais pas cela.
Covielle
Ce qu’il y a d’avantageux pour vous, c’est qu’il est amoureux de votre fille.
Monsieur Jourdain
Le fils du Grand Turc ?
Covielle
Oui; et il veut être votre gendre.
Monsieur Jourdain
Mon gendre, le fils du Grand Turc ?
Covielle
Le fils du Grand Turc votre gendre. Comme je le fus voir, et que j’entends parfaitement sa langue, il s’entretint avec moi; et, après quelques autres discours, il me dit: Acciam croc soler ouch alla moustaph gidelum amanahem varahini oussere carbulath, c’est-à-dire: ” N’as-tu point vu une jeune belle personne, qui est la fille de Monsieur Jourdain, gentilhomme parisien ? ”
Monsieur Jourdain
Le fils du Grand Turc dit cela de moi ?
Covielle
Oui. Comme je lui eus répondu que je vous connaissais particulièrement, et que j’avais vu votre fille: ” Ah ! me dit-il, marababa sahem “; c’est-à-dire ” Ah ! que je suis amoureux d’elle ! ”
Monsieur Jourdain
Marababa sahem veut dire ” Ah ! que je suis amoureux d’elle ” ?
Covielle
Oui.
Monsieur Jourdain
Par ma foi ! vous faites bien de me le dire, car pour moi je n’aurais jamais cru que “ marababa sahem ” eût voulu dire: ” Ah ! que je suis amoureux d’elle ! ” Voilà une langue admirable que ce turc !
Covielle
Plus admirable qu’on ne peut croire. Savez-vous bien ce que veut dire cacaracamouchen ?
Monsieur Jourdain
Cacaracamouchen ? Non.
Covielle
C’est-à-dire: “ Ma chère âme. ”
Monsieur Jourdain
Cacaracamouchen veut dire “ ma chère âme ” ?
Covielle
Oui.
Monsieur Jourdain
Voilà qui est merveilleux ! Cacaracamouchen, “ Ma chère âme. ” Dirait-on jamais cela ? Voilà qui me confond.
Covielle
Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous demander votre fille en mariage; et pour avoir un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire Mamamouchi, qui est une certaine grande dignité de son pays.
Monsieur Jourdain
Mamamouchi ?
Covielle
Oui, Mamamouchi; c’est-à-dire, en notre langue, paladin. Paladin, ce sont de ces anciens… Paladin enfin ! Il n’y a rien de plus noble que cela dans le monde, et vous irez de pair avec les plus grands seigneurs de la terre.
Monsieur Jourdain
Le fils du Grand Turc m’honore beaucoup, et je vous prie de me mener chez lui pour lui faire mes remercîments.
Covielle
Comment ? le voilà qui va venir ici.
Monsieur Jourdain
Il va venir ici ?
Covielle
Oui; et il amène toutes choses pour la cérémonie de votre dignité.
Monsieur Jourdain
Voilà qui est bien prompt.
Covielle
Son amour ne peut souffrir aucun retardement.
Monsieur Jourdain
Tout ce qui m’embarrasse ici, c’est que ma fille est une opiniâtre, qui s’est allée mettre dans la tête un certain Cléonte, et elle jure de n’épouser personne que celui-là.
Covielle
Elle changera de sentiment quand elle verra le fils du Grand Turc; et puis il se rencontre ici une aventure merveilleuse, c’est que le fils du Grand Turc ressemble à ce Cléonte, à peu de chose près. Je viens de le voir, on me l’a montré; et l’amour qu’elle a pour l’un, pourra passer aisément à l’autre, et. Je l’entends venir: le voilà.
Le Bourgeois gentilhomme ACTE IV Scène III
La pièce de Théâtre Le Bourgeois gentilhomme par Molière