Le Bourgeois gentilhomme par Molière
Dorante, Monsieur Jourdain, Madame Jourdain, Nicole.
Dorante
Mon cher ami, Monsieur Jourdain, comment vous portez-vous ?
Monsieur Jourdain
Fort bien, Monsieur, pour vous rendre mes petits services.
Dorante
Et Madame Jourdain que voilà, comment se porte-t-elle ?
Madame Jourdain
Madame Jourdain se porte comme elle peut.
Dorante
Comment, Monsieur Jourdain ? vous voilà le plus propre du monde !
Monsieur Jourdain
Vous voyez.
Dorante
Vous avez tout à fait bon air avec cet habit, et nous n’avons point de jeunes gens à la cour qui soient mieux faits que vous.
Monsieur Jourdain
Hay, hay.
Madame Jourdain
Il le gratte par où il se démange.
Dorante
Tournez-vous. Cela est tout à fait galant.
Madame Jourdain
Oui, aussi sot par derrière que par devant.
Dorante
Ma foi ! Monsieur Jourdain, j’avais une impatience étrange de vous voir. Vous êtes l’homme du monde que j’estime le plus, et je parlais de vous encore ce matin dans la chambre du Roi.
Monsieur Jourdain
Vous me faites beaucoup d’honneur, Monsieur. (à Madame Jourdain.) Dans la chambre du Roi !
Dorante
Allons, mettez.
Monsieur Jourdain
Monsieur, je sais le respect que je vous dois.
Dorante
Mon Dieu ! mettez: point de cérémonie entre nous, je vous prie.
Monsieur Jourdain
Monsieur.
Dorante
Mettez, vous dis-je, Monsieur Jourdain: vous êtes mon ami.
Monsieur Jourdain
Monsieur, je suis votre serviteur.
Dorante
Je ne me couvrirai point, si vous ne vous couvrez.
Monsieur Jourdain
J’aime mieux être incivil qu’importun.
Dorante
Je suis votre débiteur, comme vous le savez.
Madame Jourdain
Oui, nous ne le savons que trop.
Dorante
Vous m’avez généreusement prêté de l’argent en plusieurs occasions, et m’avez obligé de la meilleure grâce du monde, assurément.
Monsieur Jourdain
Monsieur, vous vous moquez.
Dorante
Mais je sais rendre ce qu’on me prête, et reconnaître les plaisirs qu’on me fait.
Monsieur Jourdain
Je n’en doute point, Monsieur.
Dorante
Je veux sortir d’affaire avec vous, et je viens ici pour faire nos comptes ensemble.
Monsieur Jourdain
Hé bien ! vous voyez votre impertinence, ma femme.
Dorante
Je suis homme qui aime à m’acquitter le plus tôt que je puis.
Monsieur Jourdain
Je vous le disais bien.
Dorante
Voyons un peu ce que je vous dois.
Monsieur Jourdain
Vous voilà, avec vos soupçons ridicules.
Dorante
Vous souvenez-vous bien de tout l’argent que vous m’avez prêté ?
Monsieur Jourdain
Je crois que oui. J’en ai fait un petit mémoire. Le voici. Donné à vous une fois deux cents louis.
Dorante
Cela est vrai.
Monsieur Jourdain
Une autre fois, six-vingts.
Dorante
Oui.
Monsieur Jourdain
Et une autre fois, cent quarante.
Dorante
Vous avez raison.
Monsieur Jourdain
Ces trois articles font quatre cent soixante louis, qui valent cinq mille soixante livres.
Dorante
Le compte est fort bon. Cinq mille soixante livres.
Monsieur Jourdain
Mille huit cent trente-deux livres à votre plumassier.
Dorante
Justement.
Monsieur Jourdain
Deux mille sept cent quatre-vingts livres à votre tailleur.
Dorante
Il est vrai.
Monsieur Jourdain
Quatre mille trois cent septante-neuf livres douze sols huit deniers à votre marchand.
Dorante
Fort bien. Douze sols huit deniers.
le compte est juste.
Monsieur Jourdain
Et mille sept cent quarante-huit livres sept sols quatre deniers à votre sellier.
Dorante
Tout cela est véritable. Qu’est-ce que cela fait ?
Monsieur Jourdain
Somme totale, quinze mille huit cents livres.
Dorante
Somme totale est juste.
quinze mille huit cents livres. Mettez encore deux cents pistoles que vous m’allez donner, cela fera justement dix-huit mille francs, que je vous payerai au premier jour.
Madame Jourdain
Hé bien ! ne l’avais-je pas bien deviné ?
Monsieur Jourdain
Paix !
Dorante
Cela vous incommodera-t-il, de me donner ce que je vous dis ?
Monsieur Jourdain
Eh non !
Madame Jourdain
Cet homme-là fait de vous une vache à lait.
Monsieur Jourdain
Taisez-vous.
Dorante
Si cela vous incommode, j’en irai chercher ailleurs.
Monsieur Jourdain
Non, Monsieur.
Madame Jourdain
Il ne sera pas content, qu’il ne vous ait ruiné.
Monsieur Jourdain
Taisez-vous, vous dis-je.
Dorante
Vous n’avez qu’à me dire si cela vous embarrasse.
Monsieur Jourdain
Point, Monsieur.
Madame Jourdain
C’est un vrai enjôleux.
Monsieur Jourdain
Taisez-vous donc.
Madame Jourdain
Il vous sucera jusqu’au dernier sou.
Monsieur Jourdain
Vous tairez-vous ?
Dorante
J’ai force gens qui m’en prêteraient avec joie; mais comme vous êtes mon meilleur ami, j’ai cru que je vous ferais tort si j’en demandais à quelque autre.
Monsieur Jourdain
C’est trop d’honneur, Monsieur, que vous me faites. Je vais quérir votre affaire.
Madame Jourdain
Quoi ? vous allez encore lui donner cela ?
Monsieur Jourdain
Que faire ? voulez-vous que je refuse un homme de cette condition-là, qui a parlé de moi ce matin dans la chambre du Roi ?
Madame Jourdain
Allez, vous êtes une vraie dupe.
Le Bourgeois gentilhomme ACTE III Scène IV
La pièce de Théâtre Le Bourgeois gentilhomme par Molière