Le Bourgeois gentilhomme ACTE III Scène III

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Le Bourgeois gentilhomme ACTE III Scène III

Le Bourgeois gentilhomme par Molière

Madame Jourdain, Monsieur Jourdain, Nicole, Laquais.

Madame Jourdain

Ah ! ah ! voici une nouvelle histoire. Qu’est-ce que c’est donc, mon mari, que cet équipage-là ? Vous moquez-vous du monde, de vous être fait enharnacher de la sorte ? et avez-vous envie qu’on se raille partout de vous ?

Monsieur Jourdain

Il n’y a que des sots et des sottes, ma femme, qui se railleront de moi.

Madame Jourdain

Vraiment on n’a pas attendu jusqu’à cette heure, et il y a longtemps que vos façons de faire donnent à rire à tout le monde.

Monsieur Jourdain

Qui est donc tout ce monde-là, s’il vous plaît ?

Madame Jourdain

Tout ce monde-là est un monde qui a raison, et qui est plus sage que vous. Pour moi, je suis scandalisée de la vie que vous menez. Je ne sais plus ce que c’est que notre maison: on dirait qu’il est céans carême-prenant tous les jours; et dès le matin, de peur d’y manquer, on y entend des vacarmes de violons et de chanteurs, dont tout le voisinage se trouve incommodé.

Nicole

Madame parle bien. Je ne saurais plus voir mon ménage propre, avec cet attirail de gens que vous faites venir chez vous. Ils ont des pieds qui vont chercher de la boue dans tous les quartiers de la ville, pour l’apporter ici; et la pauvre Françoise est presque sur les dents, à frotter les planchers que vos biaux maîtres viennent crotter régulièrement tous les jours.

Monsieur Jourdain

Ouais, notre servante Nicole, vous avez le caquet bien affilé pour une paysanne.

Madame Jourdain

Nicole a raison, et son sens est meilleur que le vôtre. Je voudrais bien savoir ce que vous pensez faire d’un maître à danser à l’âge que vous avez.

Nicole

Et d’un grand maître tireur d’armes, qui vient, avec ses battements de pied, ébranler toute la maison, et nous déraciner tous les carriaux de notre salle ?

Monsieur Jourdain

Taisez-vous, ma servante, et ma femme.

Madame Jourdain

Est-ce que vous voulez apprendre à danser pour quand vous n’aurez plus de jambes ?

Nicole

Est-ce que vous avez envie de tuer quelqu’un ?

Monsieur Jourdain

Taisez-vous, vous dis-je: vous êtes des ignorantes l’une et l’autre, et vous ne savez pas les prérogatives de tout cela.

Madame Jourdain

Vous devriez bien plutôt songer à marier votre fille, qui est en âge d’être pourvue.

Monsieur Jourdain

Je songerai à marier ma fille quand il se présentera un parti pour elle; mais je veux songer aussi à apprendre les belles choses.

Nicole

J’ai encore ouï dire, Madame, qu’il a pris aujourd’hui, pour renfort de potage un maître de philosophie.

Monsieur Jourdain

Fort bien: je veux avoir de l’esprit, et savoir raisonner des choses parmi les honnêtes gens.

Madame Jourdain

N’irez-vous point l’un de ces jours au collège vous faire donner le fouet, à votre âge ?

Monsieur Jourdain

Pourquoi non ? Plût à Dieu l’avoir tout à l’heure, le fouet, devant tout le monde, et savoir ce qu’on apprend au collège !

Nicole

Oui, ma foi ! Cela vous rendrait la jambe bien mieux faite.

Monsieur Jourdain

Sans doute.

Madame Jourdain

Tout cela est fort nécessaire pour conduire votre maison.

Monsieur Jourdain

Assurément. Vous parlez toutes deux comme des bêtes, et j’ai honte de votre ignorance. Par exemple, savez-vous, vous, ce que c’est que vous dites à cette heure ?

Madame Jourdain

Oui, je sais que ce que je dis est fort bien dit, et que vous devriez songer à vivre d’autre sorte.

Monsieur Jourdain

Je ne parle pas de cela. Je vous demande ce que c’est que les paroles que vous dites ici ?

Madame Jourdain

Ce sont des paroles bien sensées, et votre conduite ne l’est guère.

Monsieur Jourdain

Je ne parle pas de cela, vous dis-je. Je vous demande: ce que je parle avec vous, ce que je vous dis à cette heure, qu’est-ce que c’est ?

Madame Jourdain

Des chansons.

Monsieur Jourdain

Hé non ! ce n’est pas cela. Ce que nous disons tous deux, le langage que nous parlons à cette heure ?

Madame Jourdain

Hé bien ?

Monsieur Jourdain

Comment est-ce que cela s’appelle ?

Madame Jourdain

Cela s’appelle comme on veut l’appeler.

Monsieur Jourdain

C’est de la prose, ignorante.

Madame Jourdain

De la prose ?

Monsieur Jourdain

Oui, de la prose. Tout ce qui est prose, n’est point vers; et tout ce qui n’est point vers n’est point prose. Heu, voilà ce que c’est d’étudier. Et toi, sais-tu bien comme il faut faire pour dire un U ?

Nicole

Comment ?

Monsieur Jourdain

Oui. Qu’est-ce que tu fais quand tu dis un U ?

Nicole

Quoi ?

Monsieur Jourdain

Dis un peu U, pour voir ?

Nicole

Hé bien, U.

Monsieur Jourdain

Qu’est-ce que tu fais ?

Nicole

Je dis U.

Monsieur Jourdain

Oui; mais quand tu dis U, qu’est-ce que tu fais ?

Nicole

Je fais ce que vous me dites.

Monsieur Jourdain

Ô l’étrange chose que d’avoir affaire à des bêtes ! Tu allonges les lèvres en dehors, et approches la mâchoire d’en haut de celle d’en bas: U, vois-tu ? Je fais la moue: U.

Nicole

Oui, cela est biau.

Madame Jourdain

Voilà qui est admirable.

Monsieur Jourdain

C’est bien autre chose, si vous aviez vu O, et Da, Da, et Fa, Fa.

Madame Jourdain

Qu’est-ce que c’est donc que tout ce galimatias-là ?

Nicole

De quoi est-ce que tout cela guérit ?

Monsieur Jourdain

J’enrage quand je vois des femmes ignorantes.

Madame Jourdain

Allez, vous devriez envoyer promener tous ces gens-là, avec leurs fariboles.

Nicole

Et surtout ce grand escogriffe de maître d’armes, qui remplit de poudre tout mon ménage.

Monsieur Jourdain

Ouais, ce maître d’armes vous tient bien au cœur. Je te veux faire voir ton impertinence tout à l’heure. (Il fait apporter les fleurets, et en donne à Nicole.) Tiens. Raison démonstrative, la ligne du corps. Quand on pousse en quarte, on n’a qu’à faire cela, et quand on pousse en tierce, on n’a qu’à faire cela. Voilà le moyen de n’être jamais tué; et cela n’est-il pas beau, d’être assuré de son fait, quand on se bat contre quelqu’un ? Là, pousse-moi un peu pour voir.

Nicole

Hé bien, quoi ?

Nicole lui pousse plusieurs coups.

Monsieur Jourdain

Tout beau, holà, oh ! doucement. Diantre soit la coquine !

Nicole

Vous me dites de pousser.

Monsieur Jourdain

Oui; mais tu me pousses en tierce, avant que de pousser en quarte, et tu n’as pas la patience que je pare.

Madame Jourdain

Vous êtes fou, mon mari, avec toutes vos fantaisies, et cela vous est venu depuis que vous vous mêlez de hanter la noblesse.

Monsieur Jourdain

Lorsque je hante la noblesse, je fais paraître mon jugement, et cela est plus beau que de hanter votre bourgeoisie.

Madame Jourdain

Çamon vraiment ! il y a fort à gagner à fréquenter vos nobles, et vous avez bien opéré avec ce beau Monsieur le comte dont vous vous êtes embéguiné.

Monsieur Jourdain

Paix ! Songez à ce que vous dites. Savez-vous bien, ma femme, que vous ne savez pas de qui vous parlez, quand vous parlez de lui ? C’est une personne d’importance plus que vous ne pensez, un seigneur que l’on considère à la cour, et qui parle au Roi tout comme je vous parle. N’est-ce pas une chose qui m’est tout à fait honorable, que l’on voie venir chez moi si souvent une personne de cette qualité, qui m’appelle son cher ami, et me traite comme si j’étais son égal ? Il a pour moi des bontés qu’on ne devinerait jamais; et, devant tout le monde, il me fait des caresses dont je suis moi-même confus.

Madame Jourdain

Oui, il a des bontés pour vous, et vous fait des caresses; mais il vous emprunte votre argent.

Monsieur Jourdain

Hé bien ! ne m’est-ce pas de l’honneur, de prêter de l’argent à un homme de cette condition-là ? et puis-je faire moins pour un seigneur qui m’appelle son cher ami ?

Madame Jourdain

Et ce seigneur, que fait-il pour vous ?

Monsieur Jourdain

Des choses dont on serait étonné, si on les savait.

Madame Jourdain

Et quoi ?

Monsieur Jourdain

Baste, je ne puis pas m’expliquer. Il suffit que si je lui ai prêté de l’argent, il me le rendra bien, et avant qu’il soit peu.

Madame Jourdain

Oui, attendez-vous à cela.

Monsieur Jourdain

Assurément.: ne me l’a-t-il pas dit ?

Madame Jourdain

Oui, oui: il ne manquera pas d’y faillir.

Monsieur Jourdain

Il m’a juré sa foi de gentilhomme.

Madame Jourdain

Chansons.

Monsieur Jourdain

Ouais, vous êtes bien obstinée, ma femme. Je vous dis qu’il me tiendra parole, j’en suis sûr.

Madame Jourdain

Et moi, je suis sûre que non, et que toutes les caresses qu’il vous fait ne sont que pour vous enjôler.

Monsieur Jourdain

Taisez-vous: le voici.

Madame Jourdain

Il ne nous faut plus que cela. Il vient peut-être encore vous faire quelque emprunt; et il me semble que j’ai dîné quand je le vois.

Monsieur Jourdain

Taisez-vous, vous dis-je.

Le Bourgeois gentilhomme ACTE III Scène III

La pièce de Théâtre Le Bourgeois gentilhomme par Molière



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