Le Bourgeois gentilhomme par Molière
Maître de philosophie, Monsieur Jourdain.
Maître de philosophie, en raccommodant son collet.
Venons à notre leçon.
Monsieur Jourdain
Ah ! Monsieur, je suis fâché des coups qu’ils vous ont donnés.
Maître de philosophie
Cela n’est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses, et je vais composer contre eux une satire du style de Juvénal, qui les déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre ?
Monsieur Jourdain
Tout ce que je pourrai, car j’ai toutes les envies du monde d’être savant; et j’enrage que mon père et ma mère ne m’aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j’étais jeune.
Maître de philosophie
Ce sentiment est raisonnable: nam sine doctrina vita est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin sans doute.
Monsieur Jourdain
Oui, mais faites comme si je ne le savais pas: expliquez-moi ce que cela veut dire.
Maître de philosophie
Cela veut dire que sans la science, la vie est presque une image de la mort.
Monsieur Jourdain
Ce latin-là a raison.
Maître de philosophie
N’avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences ?
Monsieur Jourdain
Oh ! oui, je sais lire et écrire.
Maître de philosophie
Par où vous plaît-il que nous commencions ? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ?
Monsieur Jourdain
Qu’est-ce que c’est que cette logique ?
Maître de philosophie
C’est elle qui enseigne les trois opérations de l’esprit.
Monsieur Jourdain
Qui sont-elles, ces trois opérations de l’esprit ?
Maître de philosophie
La première, la seconde, et la troisième. La première est de bien concevoir par le moyen des universaux. La seconde, de bien juger par le moyen des catégories; et la troisième, de bien tirer une conséquence par le moyen des figures barbara, celarent, darii, ferio, baralipton, etc.
Monsieur Jourdain
Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli.
Maître de philosophie
Voulez-vous apprendre la morale ?
Monsieur Jourdain
La morale ?
Maître de philosophie
Oui.
Monsieur Jourdain
Qu’est-ce qu’elle dit cette morale ?
Maître de philosophie
Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et…
Monsieur Jourdain
Non, laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables; et il n’y a morale qui tienne, je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m’en prend envie.
Maître de philosophie
Est-ce la physique que vous voulez apprendre ?
Monsieur Jourdain
Qu’est-ce qu’elle chante cette physique ?
Maître de philosophie
La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles, et les propriétés du corps; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l’arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents et les tourbillons.
Monsieur Jourdain
Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini.
Maître de philosophie
Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?
Monsieur Jourdain
Apprenez-moi l’orthographe.
Maître de philosophie
Très volontiers.
Monsieur Jourdain
Après vous m’apprendrez l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune et quand il n’y en a point.
Maître de philosophie
Soit. Pour bien suivre votre pensée et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer selon l’ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j’ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles parce qu’elles expriment les voix; et en consonnes, ainsi appelées consonnes parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles ou voix: A, E, I, O, U.
Monsieur Jourdain
J’entends tout cela.
Maître de philosophie
La voix A se forme en ouvrant fort la bouche: A.
Monsieur Jourdain
A, A. Oui.
Maître de philosophie
La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut: A, E.
Monsieur Jourdain
A, E, A, E. Ma foi ! oui. Ah ! que cela est beau !
Maître de philosophie
Et la voix I en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles: A, E, I.
Monsieur Jourdain
A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science !
Maître de philosophie
La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas: O.
Monsieur Jourdain
O, O. Il n’y a rien de plus juste. A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, I, I, O.
Maître de philosophie
L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.
Monsieur Jourdain
O, O, O. Vous avez raison, O. Ah ! la belle chose, que de savoir quelque chose !
Maître de philosophie
La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l’une de l’autre sans les rejoindre tout à fait: U.
Monsieur Jourdain
U, U. Il n’y a rien de plus véritable: U.
Maître de philosophie
Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue: d’où vient que si vous la voulez faire à quelqu’un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que: U.
Monsieur Jourdain
U, U. Cela est vrai. Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela ?
Maître de philosophie
Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.
Monsieur Jourdain
Est-ce qu’il y a des choses aussi curieuses qu’à celles-ci ?
Maître de philosophie
Sans doute. La consonne D, par exemple, se prononce en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d’en haut: da.
Monsieur Jourdain
Da, da. Oui. Ah ! les belles choses ! les belles choses !
Maître de philosophie
L’F en appuyant les dents d’en haut sur la lèvre de dessous: Fa.
Monsieur Jourdain
Fa, fa. C’est la vérité. Ah ! mon père et ma mère, que je vous veux de mal !
Maître de philosophie
Et l’R, en portant le bout de la langue jusqu’au haut du palais, de sorte qu’étant frôlée par l’air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours au même endroit, faisant une manière de tremblement: Rra.
Monsieur Jourdain
R, r, ra; r, r, r, r, r, ra. Cela est vrai. Ah ! l’habile homme que vous êtes ! et que j’ai perdu de temps ! R, r, r, ra.
Maître de philosophie
Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.
Monsieur Jourdain
Je vous en prie. Au reste, il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.
Maître de philosophie
Fort bien.
Monsieur Jourdain
Cela sera galant, oui.
Maître de philosophie
Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire ?
Monsieur Jourdain
Non, non, point de vers.
Maître de philosophie
Vous ne voulez que de la prose ?
Monsieur Jourdain
Non, je ne veux ni prose ni vers.
Maître de philosophie
Il faut bien que ce soit l’un, ou l’autre.
Monsieur Jourdain
Pourquoi ?
Maître de philosophie
Par la raison, Monsieur, qu’il n’y a pour s’exprimer que la prose, ou les vers.
Monsieur Jourdain
Il n’y a que la prose ou les vers ?
Maître de philosophie
Non, Monsieur: tout ce qui n’est point prose est vers; et tout ce qui n’est point vers est prose.
Monsieur Jourdain
Et comme l’on parle qu’est-ce que c’est donc que cela ?
Maître de philosophie
De la prose.
Monsieur Jourdain
Quoi ? quand je dis: ” Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit “, c’est de la prose ?
Maître de philosophie
Oui, Monsieur.
Monsieur Jourdain
Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. Je voudrais donc lui mettre dans un billet: Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ; mais je voudrais que cela fût mis d’une manière galante, que cela fût tourné gentiment.
Maître de philosophie
Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendres; que vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d’un…
Monsieur Jourdain
Non, non, non, je ne veux point tout cela; je ne veux que ce que je vous ai dit: Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
Maître de philosophie
Il faut bien étendre un peu la chose.
Monsieur Jourdain
Non, vous dis-je, je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet; mais tournées à la mode; bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.
Maître de philosophie
On les peut mettre premièrement comme vous avez dit.
Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Ou bien: D’amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux. Ou bien: Vos yeux beaux d’amour me font, belle Marquise, mourir. Ou bien: Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d’amour me font. Ou bien: Me font vos yeux beaux mourir, belle Marquise, d’amour.
Monsieur Jourdain
Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ?
Maître de philosophie
Celle que vous avez dite: Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
Monsieur Jourdain
Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et vous prie de venir demain de bonne heure.
Maître de philosophie
Je n’y manquerai pas.
Monsieur Jourdain
Comment ? mon habit n’est point encore arrivé ?
Second laquais
Non, Monsieur.
Monsieur Jourdain
Ce maudit tailleur me fait bien attendre pour un jour où j’ai tant d’affaires. J’enrage. Que la fièvre quartaine puisse serrer bien fort le bourreau de tailleur ! Au diable le tailleur ! La peste étouffe le tailleur ! Si je le tenais maintenant, ce tailleur détestable, ce chien de tailleur-là, ce traître de tailleur, je…
Le Bourgeois gentilhomme ACTE II Scène IV
La pièce de Théâtre Le Bourgeois gentilhomme par Molière