Le Bourgeois gentilhomme par Molière
Monsieur Jourdain, Deux Laquais, Maître de musique, Maître à danser, Violons, Musiciens et Danseurs.
Monsieur Jourdain
Hé bien, Messieurs ? Qu’est-ce ? me ferez-vous voir votre petite drôlerie ?
Maître à danser
Comment ? quelle petite drôlerie ?
Monsieur Jourdain
Eh la… comment appelez-vous cela ? Votre prologue ou dialogue de chansons et de danse.
Maître à danser
Ah ! ah !
Maître de musique
Vous nous y voyez préparés.
Monsieur Jourdain
Je vous ai fait un peu attendre, mais c’est que je me fais habiller aujourd’hui comme les gens de qualité; et mon tailleur m’a envoyé des bas de soie que j’ai pensé ne mettre jamais.
Maître de musique
Nous ne sommes ici que pour attendre votre loisir.
Monsieur Jourdain
Je vous prie tous deux de ne vous point en aller, qu’on ne m’ait apporté mon habit, afin que vous me puissiez voir.
Maître à danser
Tout ce qu’il vous plaira.
Monsieur Jourdain
Vous me verrez équipé comme il faut, depuis les pieds jusqu’à la tête.
Maître de musique
Nous n’en doutons point.
Monsieur Jourdain
Je me suis fait faire cette indienne-ci.
Maître à danser
Elle est fort belle.
Monsieur Jourdain
Mon tailleur m’a dit que les gens de qualité étaient comme cela le matin.
Maître de musique
Cela vous sied à merveille.
Monsieur Jourdain
Laquais ! holà, mes deux laquais !
Premier laquais
Que voulez-vous, Monsieur ?
Monsieur Jourdain
Rien. C’est pour voir si vous m’entendez bien. (Aux deux maîtres.) Que dites-vous de mes livrées ?
Maître à danser
Elles sont magnifiques.
Monsieur Jourdain. Il entr’ouvre sa robe, et fait voir un haut-de-chausses étroit de velours rouge, et une camisole de velours vert, dont il est vêtu.
Voici encore un petit déshabillé pour faire le matin mes exercices.
Maître de musique
Il est galant.
Monsieur Jourdain
Laquais !
Premier laquais
Monsieur.
Monsieur Jourdain
L’autre laquais !
Second laquais
Monsieur.
Monsieur Jourdain
Tenez ma robe. Me trouvez-vous bien comme cela ?
Maître à danser
Fort bien. On ne peut pas mieux.
Monsieur Jourdain
Voyons un peu votre affaire.
Maître de musique
Je voudrais bien auparavant vous faire entendre un air qu’il vient de composer pour la sérénade que vous m’avez demandée. C’est un de mes écoliers, qui a pour ces sortes de choses un talent admirable.
Monsieur Jourdain
Oui, mais il ne fallait pas faire faire cela par un écolier, et vous n’étiez pas trop bon vous-même pour cette besogne-là.
Maître de musique
Il ne faut pas, Monsieur, que le nom d’écolier vous abuse. Ces sortes d’écoliers en savent autant que les plus grands maîtres, et l’air est aussi beau qu’il s’en puisse faire. Écoutez seulement.
Monsieur Jourdain
Donnez-moi ma robe pour mieux entendre… Attendez, je crois que je serai mieux sans robe… Non; redonnez-la-moi, cela ira mieux.
Musicien, chantant:
Je languis nuit et jour, et mon mal est extrême,
Depuis qu’à vos rigueurs vos beaux yeux m’ont soumis;
Si vous traitez ainsi, belle Iris, qui vous aime,
Hélas ! que pourriez-vous faire à vos ennemis ?
Monsieur Jourdain
Cette chanson me semble un peu lugubre, elle endort, et je voudrais que vous la pussiez un peu ragaillardir par-ci, par-là.
Maître de musique
Il faut, Monsieur, que l’air soit accommodé aux paroles.
Monsieur Jourdain
On m’en apprit un tout à fait joli, il y a quelque temps. Attendez… Là… comment est-ce qu’il dit ?
Maître à danser
Par ma foi ! je ne sais.
Monsieur Jourdain
Il y a du mouton dedans.
Maître à danser
Du mouton ?
Monsieur Jourdain
Oui. Ah !
(Monsieur Jourdain chante)
Je croyais Janneton
Aussi douce que belle,
Je croyais Janneton
Plus douce qu’un mouton:
Hélas ! hélas ! elle est cent fois,
Mille fois plus cruelle,
Que n’est le tigre aux bois.
N’est-il pas joli ?
Maître de musique
Le plus joli du monde.
Maître à danser
Et vous le chantez bien.
Monsieur Jourdain
C’est sans avoir appris la musique.
Maître de musique
Vous devriez l’apprendre, Monsieur, comme vous faites la danse. Ce sont deux arts qui ont une étroite liaison ensemble.
Maître à danser
Et qui ouvrent l’esprit d’un homme aux belles choses.
Monsieur Jourdain
Est-ce que les gens de qualité apprennent aussi la musique ?
Maître de musique
Oui, Monsieur.
Monsieur Jourdain
Je l’apprendrai donc. Mais je ne sais quel temps je pourrai prendre; car, outre le Maître d’armes qui me montre, j’ai arrêté encore un Maître de philosophie, qui doit commencer ce matin.
Maître de musique
La philosophie est quelque chose; mais la musique, Monsieur, la musique.
Maître à danser
La musique et la danse. La musique et la danse, c’est là tout ce qu’il faut.
Maître de musique
Il n’y a rien qui soit si utile dans un état que la musique.
Maître à danser
Il n’y a rien qui soit si nécessaire aux hommes que la danse.
Maître de musique
Sans la musique, un état ne peut subsister.
Maître à danser
Sans la danse, un homme ne saurait rien faire.
Maître de musique
Tous les désordres, toutes les guerres qu’on voit dans le monde, n’arrivent que pour n’apprendre pas la musique.
Maître à danser
Tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dont les histoires sont remplies, les bévues des politiques, et les manquements des grands capitaines, tout cela n’est venu que faute de savoir danser.
Monsieur Jourdain
Comment cela ?
Maître de musique
La guerre ne vient-elle pas d’un manque d’union entre les hommes ?
Monsieur Jourdain
Cela est vrai.
Maître de musique
Et si tous les hommes apprenaient la musique, ne serait-ce pas le moyen de s’accorder ensemble, et de voir dans le monde la paix universelle ?
Monsieur Jourdain
Vous avez raison.
Maître à danser
Lorsqu’un homme a commis un manquement dans sa conduite, soit aux affaires de sa famille, ou au gouvernement d’un état, ou au commandement d’une armée, ne dit-on pas toujours: ” Un tel a fait un mauvais pas dans une telle affaire ” ?
Monsieur Jourdain
Oui, on dit cela.
Maître à danser
Et faire un mauvais pas peut-il procéder d’autre chose que de ne savoir pas danser ?
Monsieur Jourdain
Cela est vrai, vous avez raison tous deux.
Maître à danser
C’est pour vous faire voir l’excellence et l’utilité de la danse et de la musique.
Monsieur Jourdain
Je comprends cela à cette heure.
Maître de musique
Voulez-vous voir nos deux affaires ?
Monsieur Jourdain
Oui.
Maître de musique
Je vous l’ai déjà dit, c’est un petit essai que j’ai fait autrefois des diverses passions que peut exprimer la musique.
Monsieur Jourdain
Fort bien.
Maître de musique
Allons, avancez. Il faut vous figurer qu’ils sont habillés en bergers.
Monsieur Jourdain
Pourquoi toujours des bergers ? On ne voit que cela partout.
Maître à danser
Lorsqu’on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que, pour la vraisemblance, on donne dans la bergerie. Le chant a été de tout temps affecté aux bergers; et il n’est guère naturel en dialogue que des princes ou des bourgeois chantent leurs passions.
Monsieur Jourdain
Passe, passe. Voyons.
DIALOGUE EN MUSIQUE
Une musicienne et deux musiciens
Un cœur, dans l’amoureux empire,
De mille soins est toujours agité:
On dit qu’avec plaisir on languit, on soupire;
Mais, quoi qu’on puisse dire,
Il n’est rien de si doux que notre liberté.
Premier musicien
Il n’est rien de si doux que les tendres ardeurs
Qui font vivre deux cœurs
Dans une même envie.
On ne peut être heureux sans amoureux désirs:
Ôtez l’amour de la vie,
Vous en ôtez les plaisirs.
Second musicien
Il serait doux d’entrer sous l’amoureuse loi,
Si l’on trouvait en amour de la foi;
Mais, hélas ! ô rigueur cruelle !
On ne voit point de bergère fidèle,
Et ce sexe inconstant, trop indigne du jour,
Doit faire pour jamais renoncer à l’amour.
Premier musicien
Aimable ardeur,
Musicienne
Franchise heureuse,
Second musicien
Sexe trompeur,
Premier musicien
Que tu m’es précieuse !
Musicienne
Que tu plais à mon cœur !
Second musicien
Que tu me fais d’horreur !
Premier musicien
Ah ! quitte pour aimer cette haine mortelle.
Musicienne
On peut, on peut te montrer
Une bergère fidèle.
Second musicien
Hélas ! où la rencontrer ?
Musicienne
Pour défendre notre gloire,
Je te veux offrir mon cœur.
Second musicien
Mais, bergère, puis-je croire
Qu’il ne sera point trompeur ?
Musicienne
Voyez par expérience
Qui des deux aimera mieux.
Second musicien
Qui manquera de constance,
Le puissent perdre les Dieux !
Tous trois
À des ardeurs si belles
Laissons-nous enflammer:
Ah ! qu’il est doux d’aimer,
Quand deux cœurs sont fidèles !
Monsieur Jourdain
Est-ce tout ?
Maître de musique
Oui.
Monsieur Jourdain
Je trouve cela bien troussé, et il y a là dedans de petits dictons assez jolis.
Maître à danser
Voici, pour mon affaire, un petit essai des plus beaux mouvements et des plus belles attitudes dont une danse puisse être variée.
Monsieur Jourdain
Sont-ce encore des bergers ?
Maître à danser
C’est ce qu’il vous plaira. Allons.
Quatre danseurs exécutent tous les mouvements différents et toutes les sortes de pas que le Maître à danser leur commande, et cette danse fait le premier intermède.
Le Bourgeois gentilhomme ACTE I Scène II
Le Bourgeois gentilhomme par Molière
La pièce de Théâtre Le Bourgeois gentilhomme par Molière