La vieille femme de Berkeley.
Elle l’ entendit geindre sur sa tête,
Dans le val de Nith, pendant la tempête.
Et la vieille dit : ” je vais mourir,
Le moine mon fils, qu’ on l’ aille quérir ;
Qu’ on aille quérir ma fille la nonne.
Je vais mourir, et Dieu me pardonne ! ”
Son fils et sa fille nuitamment
Vinrent, amenant le saint sacrement.
La vieille tressaillit lorsqu’ ils entrèrent,
Et ses yeux révulsés se dilatèrent.
La vieille crispa ses doigts maigris,
La vieille hurla d’ effroyables cris :
“Ah ! Miséricorde ! éloignez vite
Le saint sacrement, car je suis maudite.
J’ ai mangé sans dégoût et sans remords,
Pendant le sabbat, de la chair de morts.
J’ ai su le secret des philtres infâmes,
Et l’ herbe qui fait avorter les femmes.
Pour raviver mes poumons gangrenés
J’ ai humé l’ haleine des nouveau-nés.
Bientôt de l’ enfer je serai la cible,
Et mon crime, hélas ! Est irrémissible !
Aspergez mon linceul d’ eau sainte, et puis
Placez sur mon sein des branches de buis.
Que dans l’ église une forte chaîne
Attache au pavé mon cercueil de chêne.
Que des cierges bénits en quantité
Baignent mon cercueil de leur clarté.
Que des prêtres récitent des prières,
Pendant trois jours, pendant trois nuits entières.
Que les gros bourdons aux lourds battants,
Que les bourdons sonnent fort et longtemps.
Ma fille, mon fils, faites de la sorte,
Pour préserver des démons la morte. ”
La vieille femme se tut soudain,
Et son regard devint incertain.
Le sang se figea sous sa peau glacée.
La vieille femme était trépassée.
On l’ aspergea d’ eau bénite, et puis
On mit sur son sein des branches de buis.
Au milieu de l’ église une chaîne
Solide fixa son cercueil de chêne.
De grands cierges blancs en quantité
Lui firent un nimbe de clarté.
Tout autour des prêtres récitèrent
La messe, et cinquante chantres chantèrent.
Et les gros bourdons aux lourds battants,
Les bourdons sonnèrent fort et longtemps.
La première nuit, la clarté des cierges
Fut pure ainsi que des regards de vierges.
Mais l’ on entendit la voix des démons
Pareille au vent d’ ouest balayant les monts.
Les prêtres récitaient la messe sainte,
Et leur zèle était mêlé de crainte.
Et plus fort toujours les battants battaient,
Et plus haut toujours les chantres chantaient.
Devant le cercueil le moine marmonne
Son rosaire, avec sa soeur la nonne.
Et le coq chanta dans le matin clair,
Et les démons s’ enfuirent dans l’ air.
La seconde nuit, un éclat sinistre
Vêtit les pécheurs d’ ocre et de bistre ;
Et l’ on entendit l’ ululement
Des démons monter plus distinctement.
Les cloches sonnaient à toute volée,
Les chantres chantaient l’ âme désolée,
Et les prêtres priaient tout tremblants
Pâles et tremblants sous leurs surplis blancs.
Et rempli d’ effroi le moine marmonne
Son rosaire, auprès de sa soeur la nonne.
Et le coq chanta dans le matin d’ or,
Et les démons s’ enfuirent encor.
La troisième nuit vint enfin. Livide,
Dans l’ ombre où circule une odeur fétide,
La flamme des grands cierges consumés,
Oscille dans les ustres gemmés
Au loin les démons dansent une ronde,
Et l’ on entend leur voix, leur voix qui gronde
Pareille au vent d’ ouest et pareille aux flots
Qui battent les caps et les îlots.
Et l’ on entend leur bouche qui ricane
Comme une gueule de barbacane.
Et les prêtres restent tout tremblants
Tremblants et muets sous leurs surplis blancs.
Et la nonne et le moine son frère
Tombent la face contre la terre.
Et les cloches, hélas ! Ne tintent plus,
Tant les sonneurs de terreur sont perclus.
Les saints claquent des dents au fond des châsses.
Avec fracas s’ écroulent les rosaces.
Flambeaux éteints et psaumes finis,
Gloire à l’ enfer et péchés punis !
Alors, brisant les verrous de la porte
Un démon vient pour emmener la morte.
Un grand démon à l’ oeil phosphorescent :
L’église semble rouge de sang.
A son appel, malgré cordes et chaîne,
S’ ouvre à l’ instant le lourd cercueil de chêne
“Péchés punis, et gloire à l’ enfer !
Reconnais-tu messire Lucifer ? ”
La morte se leva blafarde et roide,
Son linceul trempé d’ une sueur froide.
Sur la route un cheval les attendait
Qui par les naseaux des flammes rendait.
Le démon fit monter la vieille en croupe,
Et partit au galop avec sa troupe.
Il partit au galop par des chemins
Dont le roi Christus garde les humains !
Les cantilènes Livre 4
Jean Moréas