J’ai rencontré, hier, Valentine, dans des conditions exceptionnellement avantageuses qu’on va pouvoir apprécier plus bas.
Valentine est une jeune personne de Montmartre qui se destine au théâtre.
Son physique est attrayant, ses manières sont accortes, son intelligence pétille, mais son impudicité est notoire dans tout le neuvième arrondissement et une partie du dix-huitième (sans préjudice, d’ailleurs, pour quelques autres quartiers de Paris).
Que fais-tu par là ? m’informai-je après l’avoir baisée sur le front.
Devine ?
Je ne suis pas somnambule.
Je sors de chez l’oncle.
(C’est ainsi que la jeune Valentine désigne familièrement le vigoureux cénobite de la rue de Douai.)
Tu es restée longtemps chez cet esthète ?
Dans les une heure, une heure et demie.
Mâtin !
Ah ! dame ! il n’a plus vingt ans, le pauvr’ bonhomme !
Et il t’a fait répéter le Songe d’Athalie ?
Non, ça n’est plus le Songe qui marche maintenant, c’est les Imprécations de Camille… Une idée à lui.
Et Valentine prit, en disant ces paroles, un air extraordinairement malin, dont je ne sus point percer le sens. Je feignis de comprendre.
Et elle ajouta:
Ce qui m’embête le plus, c’est que je lui ai dit que je rentrais chez moi, rue Rochechouart. Alors, il m’a priée de remettre au Petit Journal sa chronique de demain.
Montre.
Ah ! non, par exemple ! Tu lui ferais encore des blagues, et il m’attraperait, lors de mes débuts, à la Comédie-Française.
Poseuse, va !
Toutefois, à la suite d’habiles manœuvres, cinq minutes après ce dialogue, je détenais le manuscrit de M. Francisque Sarcey et j’en copiais le passage suivant, qu’on a pu lire, le même jour, et dans mon journal, et dans le Petit Journal.
M. Marinoni manifesta un vif mécontentement, mais j’ai autre chose à faire dans la vie que de me préoccuper des allégresses ou des déboires de M. Marinoni.
Et puis si M. Marinoni n’est pas content, il sait où me trouver.
LA VAPEUR
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” Ah ! c’est bien vrai, mes amis, il n’y a encore que les voyages pour apprendre quelque chose ! Si on restait chez soi, tous les jours, du matin au soir, je vous demande un petit peu ce qu’on saurait de la vie.
On n’en saurait rien du tout. Voilà ce qu’on en saurait.
Ainsi, voilà la vapeur. Tout le monde parle de la vapeur: la vapeur par-ci, la vapeur par-là.
Mais qui de nous sait exactement ce que c’est que la vapeur ?
J’en excepte, bien entendu, les personnes qui s’occupent spécialement de cette question, ingénieurs, mécaniciens, etc.
Moi, il y huit jours, j’étais comme tout le monde: je parlais de la vapeur, mais j’aurais été pendu s’il m’avait fallu dire en quoi consistait ce phénomène.
La semaine dernière, je suis allé, au Havre, assister à la réouverture du Grand-Théâtre.
Ah ! mes amis, vous n’avez pas idée de ce que je suis populaire au Havre.
C’est que le Havre est une ville de bon sens qui ne se laisse pas emballer par les idées nouvelles, ou soi-disant nouvelles.
Au Havre, c’est moi qui vous le dis, le symbole ne ferait pas un sou.
Ibsen et Wagner sont appréciés à leur juste place, et on leur préfère une bonne représentation du Verre d’eau ou de la Favorite.
Mais, me voilà parti sur le théâtre, alors que je m’étais proposé d’aborder dans cette causerie la question de la vapeur.
Quelques Havrais, dont un fort aimable, ma foi, M. Jules Heuzey, m’ont mené voir un transatlantique.
Les transatlantiques sont ces énormes bâtiments qui font le trajet, chaque semaine, entre le Havre et New-York. C’est même de là que leur vient leur nom de transatlantiques (des mots latins: trans, au delà, et atlanticum, atlantique).
J’ai pris un vif plaisir à visiter la Touraine, le plus bel échantillon de la Compagnie.
À Paris, on ne saurait s’imaginer tout le confortable et tout le luxe que l’on peut entasser dans ces maisons flottantes. (Le mot est de M. Jules Heuzey et il est fort juste.)
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Mais c’est surtout la machine, ou plutôt les machines, dont je fus émerveillé.
Quelle puissance, mes chers amis, et quelle régularité !
Comment ne point admirer ces monstres de force qui se laissent mener avec la docilité du mouton et l’exactitude du chronomètre ?
Nous étions guidé dans ces merveilleux labyrinthes par le chef-mécanicien lui-même, M. François (François est seulement son prénom, mais son nom est un nom alsacien extrêmement difficile à retenir). M. François nous expliqua avec une bonne grâce, une lucidité d’esprit et un rare bonheur d’expressions, ce que c’est que la vapeur.
Avez-vous vu bouillir de l’eau ?
Il s’en échappe une sorte de buée qui se dissipe dans l’air. Eh bien ! cette buée-là, c’est la vapeur.
Répandue dans l’air libre, elle n’a aucune force.
Mais si vous la contraignez à passer dans un espace restreint, oh ! alors, elle acquiert une excessive puissance d’extension, et elle met tout en œuvre pour s’échapper de ce milieu confiné.
C’est cette propriété que les ingénieurs utilisent pour faire marcher leurs machines.
Et, à ce propos, une remarque assez intéressante.
Les Anglais dénomment leurs mécaniciens engineers, mot qui, à la prononciation, ressemble à notre mot ingénieur.
Ingénieur dérive évidemment du mot latin ingenium, qui signifie génie. C’est d’autant plus vrai que le génie est le mot qui sert à désigner la profession des ingénieurs.
Engineer vient de engine, machine, la traduction de notre mot engin.
Il serait assez piquant de déterminer le degré de cousinage linguistique entre ingénieur et engineer.
Jules Lemaître a peut-être son idée là-dessus.
Mais me voilà loin de la vapeur.
J’y reviens.
Les machines à vapeur consistent en de l’eau qu’on fait chauffer dans de gros tubes sur un bon feu de charbon de terre.
La buée de cette eau est amenée dans une sorte de cylindre où se meut un piston.
Elle pousse ce piston jusqu’au bout du cylindre.
Alors, à ce moment, grâce à un mécanisme extrêmement ingénieux, la vapeur passe de l’autre côté du piston qu’elle repousse à l’autre bout du cylindre.
Et ainsi de suite.
Il résulte de ce va-et-vient du piston un mouvement alternatif qu’on transforme, par d’habiles stratagèmes, en mouvements rotatoires de roues ou d’hélices.
Tout cela est très simple, comme vous voyez, mais il fallait le trouver.
L’éternelle histoire de la brouette qui fut inventée par Descartes (sic).
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Francisque Sarcey. ”
L’espace restreint, comme dit notre oncle, dont je dispose, me force à n’insérer point l’éloquente à la fois et bonhomme péroraison de cette chronique.
Je le regrette surtout pour vous, pauvres lecteurs !
La vapeur
Deux et deux font cinq (2+2=5)
Alphonse Allais