Il ne couche pas avec son parrain pour le plaisir de dormir. Si la chambre est froide, le lit de plume est trop chaud, et la plume, douce aux vieux membres du parrain, met vite le filleul en nage. Mais il couche loin de sa mère.
— Elle te fait donc bien peur ? dit parrain.
Poil de Carotte: Où plutôt, moi je ne lui fais pas assez peur. Quand elle veut donner une correction à mon frère, il saute sur un manche de balai, se campe devant elle, et je te jure qu’elle s’arrête court. Aussi elle préfère le prendre par les sentiments. Elle dit que la nature de Félix est si susceptible qu’on n’en ferait rien avec des coups et qu’ils s’appliquent mieux à la mienne.
Parain: Tu devrais essayer du balai, Poil de Carotte.
Poil de Carotte: Ah ! si j’osais ! nous nous sommes souvent battus, Félix et moi, pour de bon ou pour jouer. Je suis aussi fort que lui. Je me défendrais comme lui. Mais je me vois armé d’un balai contre maman. Elle croirait que je l’apporte. Il tomberait de mes mains dans les siennes, et peut-être qu’elle me dirait merci, avant de taper.
Parrain: Dors, canard, dors !
Ni l’un ni l’autre ne veut dormir. Poil de Carotte se retourne, étouffe et cherche de l’air, et son vieux parrain en a pitié.
Tout à coup, comme Poil de Carotte va s’assoupir, parrain lui saisit le bras.
— Es-tu là, canard ? dit-il. Je rêvais, je te croyais encore dans la fontaine. Te souviens-tu de la fontaine ?
Poil de Carotte: Comme si j’y étais, parrain. Je ne te le reproche pas, mais tu m’en parles souvent.
Parrain: Mon pauvre canard, dès que j’y pense, je tremble de tout mon corps. Je m’étais endormi sur l’herbe. Tu jouais au bord de la fontaine, tu as glissé, tu es tombé, tu criais, tu te débattais, et moi, misérable, je n’entendais rien. Il y avait à peine de l’eau pour noyer un chat. Mais tu ne te relevais pas. C’était là le malheur, tu ne pensais donc plus à te relever ?
Poil de Carotte: Si tu crois que je me rappelle ce que je pensais dans la fontaine ! Parrain: Enfin ton barbotement me réveille. Il était temps. Pauvre canard ! pauvre canard ! Tu vomissais comme une pompe. On t’a changé, on t’a mis le costume des dimanches du petit Bernard.
Poil de Carotte: Oui, il me piquait. Je me grattais. C’était donc un costume de crin.
Parrain: Non, mais le petit Bernard n’avait pas de chemise propre à te prêter. Je ris aujourd’hui, et une minute, une seconde de plus, je te relevais mort.
Poil de Carotte: Je serais loin.
Parrain: Tais-toi. Je m’en suis dit des sottises, et depuis je n’ai jamais passé une bonne nuit. Mon sommeil perdu, c’est ma punition; je la mérite.
Poil de Carotte: Moi, parrain, je ne la mérite pas et je voudrais bien dormir.
Parrain: Dors, canard, dors.
Poil de Carotte: Si tu veux que je dorme, mon vieux parrain, lâche ma main. Je te la rendrai après mon somme. Et retire aussi ta jambe, à cause de tes poils. Il m’est impossible de dormir quand on me touche.
La Fontaine
Un chapitre de poil de Carotte par Jules Renard