La Danse des morts

Dans  Idylles et légendes,  Poésie Anatole France
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Dans les siècles de foi, surtout dans les derniers,
La grand’danse macabre était fréquemment peinte
Au vélin des missels comme aux murs des charniers.

Je crois que cette image édifiante et sainte
Mettait un peu d’espoir au fond du désespoir,
Et que les pauvres gens la regardaient sans crainte.


Ce n’est pas que la mort leur fût douce à prévoir ;
Dieu régnait dans le ciel et le roi sur la terre :
Pour eux mourir, c’était passer du gris au noir.

Mais le maître imagier qui, d’une touche austère,
Peignait ce simulacre, à genoux et priant,
Moine, y savait souffler la paix du monastère.

Sous les pas des danseurs on voit l’enfer béant :
Le branle d’un squelette et d’un vif sur un gouffre,
C’est bien affreux, mais moins pourtant que le néant.

On croit en regardant qu’on avale du soufre,
Et c’est pitié de voir s’abîmer sans retour
Sous la chair qui se tord la pauvre âme qui souffre.

Oui, mais dans cette nuit étalée au grand jour
On sent l’élan commun de la pensée humaine,
On sent la foi profonde. — Et la foi, c’est l’amour !

C’est là, c’est cet amour triste qui rassérène.
Les mourants sont pensifs, mais ne se plaignent pas,
Et la troupe est très-douce à la Mort qui la mène.

On se tient en bon ordre et l’on marche au compas ;
Une musique un peu faible et presque câline
Marque discrètement et dolemment le pas :

Un squelette est debout pinçant la mandoline,
Et, comme un amoureux, sous son large chapeau,
Cache son front de vieil ivoire qu’il incline.

Son compagnon applique un rustique pipeau
Contre ses belles dents blanches et toutes nues,
Ou des os de sa main frappe un disque de peau.

Un squelette de femme aux mines ingénues
Éveille de ses doigts les touches d’un clavier,
Comme sainte Cécile assise sur les nues.

Cet orchestre si doux ne saurait convier
Les vivants au Sabbat, et, pour mener la ronde,
Satan aurait vraiment bien tort de l’envier.

C’est que Dieu, voyez-vous, tient encor le vieux monde.
Voici venir d’abord le Pape et l’Empereur,
Et tout le peuple suit dans une paix profonde.

Car le baron a foi, comme le laboureur,
En tout ce qu’ont chanté David et la Sibylle.
Leur marche est sûre : ils vont illuminés d’horreur.

Mais la vierge s’étonne, et, quand la main habile
Du squelette lui prend la taille en amoureux,
Un frisson fait bondir sa belle chair nubile ;

Puis, les cils clos, aux bras du danseur aux yeux creux,
Elle exhale des mots charmants d’épithalame,
Car elle est fiancée au Christ, le divin preux.

Le chevalier errant trouve une étrange dame ;
Sur ses côtes à jour pend, comme sur un gril,
Un reste noir de peau qui fut un sein de femme ;

Mais il songe avoir vu dans un bois, en avril,
Une belle duchesse avec sa haquenée ;
Il compte la revoir au ciel. Ainsi soit-il !

Le page, dont la joue est une fleur fanée,
Va dansant vers l’enfer en un très-doux maintien,
Car il sait clairement que sa dame est damnée.

L’aveugle besacier ne danserait pas bien,
Mais, sans souffler, la Mort, en discrète personne,
Coupe tout simplement la corde de son chien :

En suivant à tâtons quelque grelot qui sonne,
L’aveugle s’en va seul tout droit changer de nuit,
Non sans avoir beaucoup juré. Dieu lui pardonne !

Il ferme ainsi le bal habilement conduit ;
Et tous, porteurs de sceptre et traîneurs de rapière,
S’en sont allés dormir sans révolte et sans-bruit.

Ils comptent bien qu’un jour le lévrier de pierre,
Sous leurs rigides pieds couché fidèlement,
Saura se réveiller et lécher leur paupière.

Ils savent que les noirs clairons du jugement,
Qu’on entendra sonner sur chaque sépulture,
Agiteront leurs os d’un grand tressaillement,

Et que la Mort stupide et la pâle Nature
Verront surgir alors sur les tombeaux ouverts
Le corps ressuscité de toute créature.

La chair des fils d’Adam sera reprise aux vers ;
La Mort mourra : la faim détruira l’affamée,
Lorsque l’éternité prendra tout l’univers.

Et, mêlés aux martyrs, belle et candide armée,
Les époux reverront, ceinte d’un nimbe d’or,
Dans les longs plis du lin passer la bien-aimée.

Mais les couples dont l’Ange aura brisé l’essor,
Sur la berge où le souffre ardent roule en grands fleuves,
Oui, ceux-là souffriront : donc ils vivront encor !

Les tragiques amants et les sanglantes veuves,
Voltigeant enlacés dans leur cercle de fer,
Soupireront sans fin des paroles très-neuves.

Oh ! bienheureux ceux-là qui croyaient à l’Enfer.

Idylles et légendes
Anatole France



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