Fit un charme si souverain
Pour l’amant de certaine belle
Qu’à la fin celui-ci posséda sa cruelle.
Le pact de notre amant et de l’esprit follet
Ce fut que le premier jouirait à souhait
De sa charmante inexorable.
Je te la rends dans peu, dit Satan, favorable:
Mais par tel si, qu’au lieu qu’on obéit au diable
Quand il a fait ce plaisir-là,
A tes commandements le diable obéira
Sur l’heure même, et puis sur la même heure
Ton serviteur lutin, sans plus longue demeure,
Ira te demander autre commandement
Que tu lui feras promptement;
Toujours ainsi, sans nul retardement:
Sinon, ni ton corps ni ton âme
N’appartiendront plus à ta dame
Ils seront à Satan, et Satan en fera
Tout ce que bon lui semblera.
Le galant s’accorde à cela
Commander, était-ce un mystère ?
Obéir est bien autre affaire
Sur ce penser-là notre amant
S’en va trouver sa belle; en a contentement
Goûte des voluptés qui n’ont point de pareille;
Se trouve très heureux; hormis qu’incessamment
Le diable était à ses oreilles.
Alors l’amant lui commandait
Tout ce qui lui venait en tête;
De bâtir des palais, d’exciter la tempête;
En moins d’un tour de main cela s’accomplissait
Mainte pistole se glissait
Dans l’escarcelle de notre homme.
Il envoyait le diable à Rome;
Le diable revenait tout chargé de pardons .
Aucuns voyages n’étaient longs,
Aucune chose malaisée.
L’amant à force de rêver
Sur les ordres nouveaux qu’il lui fallait trouver,
Vit bientôt sa cervelle usée.
Il s’en plaignit à sa divinité:
Lui dit de bout en bout toute la vérité.
Quoi ce n’est que cela ? lui repartit la dame:
Je vous aurai bientôt tiré
Une telle épine de l’âme.
Quand le diable viendra, vous lui présenterez
Ce que je tiens, et lui direz:
Défrise-moi ceci; fais tant par tes journées
Qu’il devienne tout plat. Lors elle lui donna
Je ne sais quoi qu’elle tira
Du verger de Cypris, labyrinthe des fées,
Ce qu’un duc autrefois jugea si précieux,
Qu’il voulut l’honorer d’une chevalerie;
Illustre et noble confrérie
Moins pleine d’hommes que de dieux.
L’amant dit au démon: C’est ligne circulaire
Et courbe que ceci; je t’ordonne d’en faire
Ligne droite et sans nul retours.
Va-t’en y travailler, et cours.
L’esprit s’en va; n’a point de cesse
Qu’il n’ait mis le fil sous la presse,
Tâche de l’aplatir à grands coups de marteau,
Fait séjourner au fond de l’eau;
Sans que la ligne fut d’un seul point étendue;
De quelque tour qu’il se servît,
Quelque secret qu’il eût, quelque charme qu’il fît
C’était temps et peine perdue:
Il ne put mettre à la raison
La toison.
Elle se révoltait contre le vent, la pluie
La neige, le brouillard: plus Satan y touchait,
Moins l’annelure se lâchait.
Qu’est ceci, disait-il, je ne vis de ma vie
Chose de telle étoffe: il n’est point de lutin
Qui n’y perdît tout son latin.
Messire diable un beau matin
S’en va trouver son homme, et lui dit: Je te laisse.
Apprends-moi seulement ce que c’est que cela:
Je te le rends, tiens, le voilà,
Je suis victus, je le confesse.
Notre ami Monsieur le luiton,
Dit l’homme, vous perdez un peu trop tôt courage;
Celui-ci n’est pas seul, et plus d’un compagnon
Vous aurait taillé de l’ouvrage.
Jean de la Fontaine
Fable la Fontaine