Horace ACTE III Scène V
Horace par Pierre Corneille
Le vieil Horace
Je viens vous apporter de fâcheuses nouvelles,
Mes filles; mais en vain je voudrais vous celer
Ce qu’on ne vous saurait longtemps dissimuler:
Vos frères sont aux mains, les dieux ainsi l’ordonnent.
Sabine
Je veux bien l’avouer, ces nouvelles m’étonnent;
Et je m’imaginais dans la divinité
Beaucoup moins d’injustice, et bien plus de bonté.
Ne nous consolez point: contre tant d’infortune
La pitié parle en vain, la raison importune.
Nous avons en nos mains la fin de nos douleurs,
Et qui veut bien mourir peut braver les malheurs.
Nous pourrions aisément faire en votre présence
De notre désespoir une fausse constance;
Mais quand on peut sans honte être sans fermeté,
L’affecter au dehors, c’est une lâcheté;
L’usage d’un tel art, nous le laissons aux hommes,
Et ne voulons passer que pour ce que nous sommes.
Nous ne demandons point qu’un courage si fort
S’abaisse à notre exemple à se plaindre du sort.
Recevez sans frémir ces mortelles alarmes;
Voyez couler nos pleurs sans y mêler vos larmes;
Enfin, pour toute grâce, en de tels déplaisirs,
Gardez votre constance, et souffrez nos soupirs.
Le vieil Horace
Loin de blâmer les pleurs que je vous vois répandre,
Je crois faire beaucoup de m’en pouvoir défendre,
Et céderais peut-être à de si rudes coups,
Si je prenais ici même intérêt que vous:
Non qu’Albe par son choix m’ait fait haïr vos frères,
Tous trois me sont encor des personnes bien chères;
Mais enfin l’amitié n’est pas du même rang,
Et n’a point les effets de l’amour ni du sang;
Je ne sens point pour eux la douleur qui tourmente
Sabine comme sœur, Camille comme amante:
Je puis les regarder comme nos ennemis,
Et donne sans regret mes souhaits à mes fils.
Ils sont, grâces aux dieux, dignes de leur patrie;
Aucun étonnement n’a leur gloire flétrie;
Et j’ai vu leur honneur croître de la moitié,
Quand ils ont des deux camps refusé la pitié.
Si par quelque faiblesse ils l’avoient mendiée,
Si leur haute vertu ne l’eût répudiée,
Ma main bientôt sur eux m’eût vengé hautement
De l’affront que m’eût fait ce mol consentement.
Mais lorsqu’en dépit d’eux on en a voulu d’autres,
Je ne le cèle point, j’ai joint mes vœux aux vôtres.
Si le ciel pitoyable eût écouté ma voix,
Albe serait réduite à faire un autre choix;
Nous pourrions voir tantôt triompher les Horaces
Sans voir leurs bras souillés du sang des Curiaces,
Et de l’événement d’un combat plus humain
Dépendrait maintenant l’honneur du nom romain.
La prudence des dieux autrement en dispose;
Sur leur ordre éternel mon esprit se repose:
Il s’arme en ce besoin de générosité,
Et du bonheur public fait sa félicité.
Tâchez d’en faire autant pour soulager vos peines,
Et songez toutes deux que vous êtes romaines:
Vous l’êtes devenue, et vous l’êtes encor;
Un si glorieux titre est un digne trésor.
Un jour, un jour viendra que par toute la terre
Rome se fera craindre à l’égal du tonnerre,
Et que tout l’univers tremblant dessous ses lois,
Ce grand nom deviendra l’ambition des rois:
Les dieux à notre Énée ont promis cette gloire.
Horace ACTE III Scène V
La pièce de Théâtre Horace par Pierre Corneille.