Daudet ? m’interloquai-je. Quel Daudet ?
Eh bien ! Daudet, parbleu, l’auteur, Alphonse Daudet !
À propos de quoi me parlez-vous de Daudet ?
Pour savoir s’il est un peu recalé. Recalé ?… Daudet ?…
Alors, subitement, une flambée de ressouvenance m’éclaira.
Ah ! oui, Daudet ?… Eh bien ! oui, il est tout à fait recalé maintenant !
Tant mieux ! Tant mieux ! Pauvre gars !
Pour la clarté de ce récit, comme dit Georges Ohnet, il nous faut revenir de quelques années en arrière.
Le père Flambeur, un vieux capitaine au long cours de mon pays, le meilleur homme de la terre, extrêmement rigolo (ce qui ne gâte rien), débarqua un jour à Paris, pour voir l’Exposition de 1889.
(Le but de ce voyage m’évite la peine de vous indiquer la date.)
Tout de suite, il arriva au Chat Noir où je tenais mes grandes et petites assises et me promut son cicerone.
J’acceptai avec joie, le père Flambeur étant un joyeux et dépensier drille, moi pas très riche, à l’époque (et pas davantage, d’ailleurs, maintenant) .
Ce vieux loup de mer avait une manie étrange: connaître des grands hommes.
Je lui en servis autant qu’il voulut.
À vrai dire, ce n’étaient point des grands hommes absolument authentiques, mais les camarades se prêtaient de bonne grâce à cette innocente supercherie, qui n’était point sans leur rapporter des choucroutes garnies et des bocks bien tirés.
Mon cher Zola, permettez-moi de vous présenter un de mes bons amis, le capitaine Flambeur.
Enchanté, monsieur.
Ou bien:
Tiens, Bourget ! Comment ça va ?… M. Paul Bourget… Le capitaine Flambeur.
Très honoré, monsieur.
Émile Zola, autant que je puis me le rappeler, était représenté par mon ami Georges Moynet, avec lequel il a une vague analogie.
Quant à Bourget, son pâle sosie se trouvait être une manière de peintre hollandais dont j’ai oublié le nom et qui n’a pas dégrisé pendant les deux ou trois ans qu’il passa à Paris.
Et le reste à l’avenant.
Le malheur, c’est que le capitaine Flambeur avait meilleure mémoire que moi et me mettait parfois dans un cruel embarras.
Tiens, s’écriait-il tout haut, voilà Pasteur qui entre !… Hé ! Pasteur, un vermout avec nous, hein !
Régulièrement, Pasteur acceptait le vermout, à condition que ce fût une absinthe.
Pardon, Zola ! Pardon, Bourget ! Pardon, Pasteur ! Et pardon tous les autres, littérateurs, poètes, peintres, savants, membres de l’Institut ou pas !
Un jour, au tout petit matin…
(Étions-nous déjà levés, ou si nous n’étions pas encore couchés ? Cruelle énigme !)
Un jour, au tout petit matin, nous passions place Clichy, sur laquelle se dresse la statue du général Moncey (et non pas Monselet, comme prononce à tort ma femme de ménage).
Le piédestal de cette statue est garni d’un banc circulaire en granit, sur lequel des vagabonds s’étalent volontiers pour reposer leurs pauvres membres las.
Un nécessiteux dormait là, accablé de fatigue.
Son chapeau avait roulé à terre, un ancien chapeau chic, de chez Barjeau, mais devenu tout un poème de poussière de crasse.
Et, au fond du chapeau, luisaient encore, un peu éteintes, deux initiales: A. D.
Tenez, capitaine Flambeur, regardez bien ce bonhomme-là. Je vous dirai tout à l’heure qui c’est.
Qui est-ce ?
Alphonse Daudet.
Alphonse Daudet !… Celui qui a fait Tartarin de Tarascon ?
Lui-même !
C’est vrai, pourtant. Voilà son chapeau avec ses initiales… Ah ! le pauvre bougre ! Mais il ne gagne donc pas d’argent ?
Si, il gagne beaucoup d’argent, mais, malheureusement, c’est un homme qui boit !
C’est égal, c’est bien triste de voir un homme de cette valeur-là dans cette purée !
Ah ! oui, bien triste ! Mais, pour moi, un homme qui boit n’est pas un homme intéressant.
Je ne vous dis pas, mais… si on le réveillait pour lui payer à déjeuner ?
Gardez-vous en bien ! Daudet est malheureux, mais très fier.
Alors, très discrètement, le bon papa Flambeur tira une pièce de cent sous de son porte-monnaie et l’inséra dans la poche de l’auteur des Kamtchatka.
J’avais oublié cette histoire: il a fallu, pour me la rappeler, que le capitaine Flambeur me demandât l’autre jour:
Et Daudet ?
2+2 = 5
Alphonse Allais