DOM CARLOS, DOM JUAN, SGANARELLE.
DOM CARLOS: Dom Juan, je vous trouve à propos, et suis bien aise de vous parler ici plutôt que chez vous, pour vous demander vos résolutions. Vous savez que ce soin me regarde, et que je me suis en votre présence chargé de cette affaire. Pour moi, je ne le cèle point, je souhaite fort que les choses aillent dans la douceur; et il n’y a rien que je ne fasse pour porter votre esprit à vouloir prendre cette voie, et pour vous voir publiquement confirmer à ma sœur le nom de votre femme.
DOM JUAN, d’un ton hypocrite: Hélas ! je voudrais bien, de tout mon cœur, vous donner la satisfaction que vous souhaitez; mais le Ciel s’y oppose directement: il a inspiré à mon âme le dessein de changer de vie, et je n’ai point d’autres pensées maintenant que de quitter entièrement tous les attachements du monde, de me dépouiller au plus tôt de toutes sortes de vanités, et de corriger désormais par une austère conduite tous les déréglements criminels où m’a porté le feu d’une aveugle jeunesse.
DOM CARLOS: Ce dessein, Dom Juan, ne choque point ce que je dis; et la compagnie d’une femme légitime peut bien s’accommoder avec les louables pensées que le Ciel vous inspire.
DOM JUAN: Hélas ! point du tout. C’est un dessein que votre sœur elle-même a pris: elle a résolu sa retraite, et nous avons été touchés tous deux en même temps.
DOM CARLOS: Sa retraite ne peut nous satisfaire, pouvant être imputée au mépris que vous feriez d’elle et de notre famille; et notre honneur demande qu’elle vive avec vous.
DOM JUAN: Je vous assure que cela ne se peut. J’en avais, pour moi, toutes les envies du monde, et je me suis même encore aujourd’hui conseillé au Ciel pour cela; mais, lorsque je l’ai consulté, j’ai entendu une voix qui m’a dit que je ne devais point songer à votre sœur, et qu’avec elle assurément je ne ferais point mon salut.
DOM CARLOS: Croyez-vous, Dom Juan, nous éblouir par ces belles excuses ?
DOM JUAN: J’obéis à la voix du Ciel.
DOM CARLOS: Quoi ? vous voulez que je me paye d’un semblable discours ?
DOM JUAN: C’est le Ciel qui le veut ainsi.
DOM CARLOS: Vous aurez fait sortir ma sœur d’un convent, pour la laisser ensuite ?
DOM JUAN: Le Ciel l’ordonne de la sorte.
DOM CARLOS: Nous souffrirons cette tache en notre famille ?
DOM JUAN: Prenez-vous-en au Ciel.
DOM CARLOS: Eh quoi ? toujours le Ciel ?
DOM JUAN: Le Ciel le souhaite comme cela.
DOM CARLOS: Il suffit, Dom Juan, je vous entends. Ce n’est pas ici que je veux vous prendre, et le lieu ne le souffre pas; mais, avant qu’il soit peu, je saurai vous trouver.
DOM JUAN: Vous ferez ce que vous voudrez; vous savez que je ne manque point de cœur, et que je sais me servir de mon épée quand il le faut. Je m’en vais passer tout à l’heure dans cette petite rue écartée qui mène au grand convent; mais je vous déclare, pour moi, que ce n’est point moi qui me veux battre: le Ciel m’en défend la pensée; et si vous m’attaquez, nous verrons ce qui en arrivera.
DOM CARLOS: Nous verrons, de vrai, nous verrons.
ACTE V, Scène III
Dom Juan ou le Festin de pierre écrit par Molière sous la protection de Louis XIV
La pièce de Théâtre Dom Juan ou le Festin de pierre par Molière