DOM JUAN, SGANARELLE, Suite.
DOM JUAN: Sais-tu bien que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle, que j’ai trouvé de l’agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint ?
SGANARELLE: C’est-à-dire que ses paroles n’ont fait aucun effet sur vous.
DOM JUAN: Vite à souper.
SGANARELLE: Fort bien.
DOM JUAN, se mettant à table: Sganarelle, il faut songer à s’amender pourtant.
SGANARELLE: Oui-da !
DOM JUAN: Oui, ma foi ! Il faut s’amender; encore vingt ou trente ans de cette vie-ci, et puis nous songerons à nous.
SGANARELLE: Oh !
DOM JUAN: Qu’en dis-tu ?
SGANARELLE: Rien. Voilà le soupé.
Il prend un morceau d’un des plats qu’on apporte, et le met dans sa bouche.
DOM JUAN: Il me semble que tu as la joue enflée; qu’est-ce que c’est ? Parle donc, qu’as-tu là ?
SGANARELLE: Rien.
DOM JUAN: Montre un peu. Parbleu ! c’est une fluxion qui lui est tombée sur la joue. Vite une lancette pour percer cela. Le pauvre garçon n’en peut plus, et cet abcès le pourrait étouffer. Attends: voyez comme il était mûr. Ah ! coquin que vous êtes !
SGANARELLE: Ma foi ! Monsieur, je voulais voir si votre cuisinier n’avait point mis trop de sel ou trop de poivre.
DOM JUAN: Allons, mets-toi là, et mange. J’ai affaire de toi quand j’aurai soupé. Tu as faim, à ce que je vois.
SGANARELLE se met à table: Je le crois bien, Monsieur: je n’ai point mangé depuis ce matin. Tâtez de cela, voilà qui est le meilleur du monde. (Un laquais ôte les assiettes de Sganarelle d’abord qu’il y a dessus à manger.) Mon assiette, mon assiette ! tout doux, s’il vous plaît. Vertubleu ! petit compère, que vous êtes habile à donner des assiettes nettes ! et vous, petit la Violette, que vous savez présenter à boire à propos !
Pendant qu’un laquais donne à boire à Sganarelle, l’autre laquais ôte encore son assiette.
DOM JUAN: Qui peut frapper de cette sorte ?
SGANARELLE: Qui diable nous vient troubler dans notre repas ?
DOM JUAN: Je veux souper en repos au moins, et qu’on ne laisse entrer personne.
SGANARELLE: Laissez-moi faire, je m’y en vais moi-même.
DOM JUAN: Qu’est-ce donc ? Qu’y a-t-il ?
SGANARELLE, baissant la tête comme a fait la statue: Le… qui est là !
DOM JUAN: Allons voir, et montrons que rien ne me saurait ébranler.
SGANARELLE: Ah ! pauvre Sganarelle, où te cacheras-tu ?
ACTE IV, Scène VII
Dom Juan ou le Festin de pierre écrit par Molière sous la protection de Louis XIV
La pièce de Théâtre Dom Juan ou le Festin de pierre par Molière