Pendant que jusqu’à Dieu s’élevaient nos pensées,
Et que, dans le repos du jour silencieux,
J’enivrais de grandeur mon esprit et mes yeux !
Le soleil au zénith couronnait sa carrière.
Mon rapide aviron troubla la pureté
De l’onde chatoyante où jouait la lumière,
Et j’atteignis bientôt le Cap Éternité.
Dans l’anse où les cailloux éboulés forment chaîne,
Le rocher moins abrupt me permit d’aborder
Près d’un torrent que j’entendais déjà gronder.
J’ai l’orgueil de gravir la cime souveraine.
Je veux escalader le fier dominateur,
Je veux aller baigner mon front dans ses nuages,
Côtoyer son abîme, éprouver ses orages,
Et, plus près de l’azur, m’enivrer de grandeur.
J’hésite, en parcourant du regard l’âpre pente ;
Mais le lit du torrent m’indiquant un chemin,
J’aventure mes pas au revers du ravin
Qui, le long du flanc roide, obliquement serpente.
Le torrent, par endroits, sur le roc vertical
Brise sa nappe d’eau qui tombe en cascatelle ;
Plus loin, du trap lamé l’écluse naturelle
Sous le dôme des pins retient son frais cristal.
Le torrent me conduit à mi-chemin du faîte.
Contre la forêt vierge il me faut batailler :
Là, grimpant au bouleau quand l’obstacle m’arrête,
Ici, me cramponnant au souple coudrier.
Et, quoique sans péril, la lutte est belle et rude,
Plus je m’engage avant dans cette solitude.
Il me faut contourner d’énormes rochers roux
Que, de loin, j’avais pris pour de simples cailloux ;
Les buissons épineux où mon pas s’enchevêtre,
Les bocages touffus de l’érable et du hêtre,
M’avaient paru d’en bas un tapis de gazon.
Toute une virginale et simple floraison
Étale ses couleurs sous l’épaisse ramure.
Je cueille le bluet, la noisette, la mure,
Et certain petit fruit rouge et délicieux
Qui croît en abondance au milieu de la mousse.
Ô pins harmonieux, comme votre ombre est douce !
Je dîne en un palais où dîneraient les dieux :
Ma nappe immaculée est un fragment de marbre,
Mon cellier est un lac endormi sous les bois,
Et l’écorce argentée est la coupe où je bois.
Un rêve musical frissonne dans un arbre
Où d’invisibles chœurs gazouillent un concert.
Dans ma coupe d’écorce, au ruisseau qui murmure,
Une dernière fois je puise l’onde pure,
Et, convive poli, quand finit le dessert,
Je bois à mon hôtesse, à la grande Nature.
Le souci d’arriver abrège mon repos.
Je reprends, maintenant plus fort et plus dispos,
À même la forêt l’interminable lutte,
Car déjà le soleil penche vers son déclin,
Et je crains que la nuit ne m’arrête en chemin.
Je me hâte ; l’écho sonore répercute
Tantôt le craquement des branches sous mes pas,
Tantôt le bruit plus sourd d’une pierre ébranlée.
Il me semble parfois que je n’atteindrai pas
La cime toute bleue et de pins dentelée,
Qui toujours se dérobe et parait au regard
Toujours de plus en plus hautaine et reculée.
L’heure rapide passe ; et je songe : « Il est tard !
Je suis bien las !… Pourtant, ô cime inaccessible,
Ce qui dépend de nous en ce monde, est possible !…
Tu fuis ! En m’épuisant, vers toi je suis monté ;
Ma force m’abandonne, et tu fuis à mesure ;
Mais, ô cime orgueilleuse, il est dans ma nature
Un pouvoir en réserve, et c’est la volonté ! »
La dure ascension de nouveau recommence :
Je grimpe de biais le long du flanc immense,
Harassé, haletant, et m’aidant de mes bras
Quand d’un plan vertical j’entreprends l’escalade,
Ou que des arbres morts l’inextricable amas
Se dresse devant moi comme une barricade.
Partout, le blanc bouleau, le tremble, le sapin,
Et l’érable sacré, le hêtre, l’épinette,
Et le vieux chêne aussi mêlent leur silhouette
Que, çà et là, domine un gigantesque pin…
Le soleil flamboyant vers l’horizon s’incline ;
Voici bientôt venir la minute divine
Où tout va se parer de son poudroiement d’or.
Tout se tait dans les cieux. J’approche de la cime,
Et mes pas, les premiers, foulent ce lieu sublime !
Deux mamelons boisés m’en séparent encor :
Je vole à son assaut ; enfin, je vais l’atteindre !…
J’y parviens ! Il est temps, car le jour va s’éteindre.
Mais autour du sommet se dresse un vert rempart :
La couronne des pins, des cèdres et des ormes,
À ses fleurons altiers arrête mon regard.
Sur le granit poli des chauves plate-formes,
Par mon ombre vers l’Est loin de moi précédé,
Je cours vers un plateau rugueux et dénudé
D’où rien ne rétrécit le solennel espace.
Le vaste écartement de l’angle que j’embrasse
Entraîne ma pensée au seuil de l’Infini.
Sous les rayons dorés, les montagnes sereines
Jusques à l’horizon développent leurs chaînes
Dont l’orgueilleux profil enfin s’est aplani,
Et, ruban satiné, s’allonge sous la nue,
Comme pour défiler, au fond de l’étendue,
Devant le sceptre d’or de quelque majesté
Régnant sur la lumière et sur l’immensité.
Serait-ce une féerique illusion des choses ?
Ou bien, dans le recul des solitudes roses,
Par delà l’Océan des monts échelonnés,
Les sommets glorieux se sont-ils prosternés ?
Devant tant de grandeur, la main de Dieu m’écrase.
J’entre en communion dans cet immense amour
Qui monte de la terre au soleil qui l’embrase.
Je suis pris du vertige où défaille le jour ;
J’éprouve la splendeur de sa brève agonie.
Parmi les frissons d’or de la limpidité,
Mes sens extasiés vibrent en harmonie
Avec la chatoyante et magique beauté
De tout ce que le cœur par les yeux peut comprendre !
Et comme sur le monde où la nuit va descendre,
Dans mon être attendri passe un tressaillement.
Aux suprêmes rayons de la mourante flamme
En moi je sens pâlir la lumière de l’âme,
Et je tombe à genoux près de l’escarpement.
Rien ne venait troubler le vespéral silence ;
Nul bruit n’inquiétait l’enchantement des yeux ;
Ni le bruissement des pins harmonieux
Ni les soupirs des flots perdus dans la distance.
Le Cap Eternité
Charles Gill