Chant Quatrieme

Dans  Le lutrin
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Les cloches, dans les airs, de leurs voix argentines,
Appelaient à grand bruit les chantres à matines ;
Quand leur chef, agité d’un sommeil effrayant,
Encor tout en sueur se réveille en criant.
Aux élans redoublés de sa voix douloureuse,
Tous ses valets tremblants quittent la plume oiseuse ;
Le vigilant Girot court à lui le premier :
C’est d’un maître si saint le plus digne officier ;
La porte dans le choeur à sa garde est commise :
Valet souple au logis, fier huissier à l’église.

Quel chagrin, lui dit-il, trouble votre sommeil ?
Quoi ! voulez-vous au choeur prévenir le soleil ?
Ah ! dormez, et laissez à des chantres vulgaires
Le soin d’aller sitôt mériter leurs salaires.

Ami, lui dit le chantre encor pâle d’horreur,
N’insulte point, de grâce, à ma juste terreur :
Mêle plutôt ici tes soupirs à mes plaintes,
Et tremble en écoutant le sujet de mes craintes.
Pour la seconde fois un sommeil grâcieux
Avait sous ses pavots appesanti mes yeux ;
Quand, l’esprit enivré d’une douce fumée,
J’ai cru remplir au choeur ma place accoutumée.
Là, triomphant aux yeux des chantres impuissant,
Je bénissais le peuple, et j’avalais l’encens ;
Lorsque du fond caché de notre sacristie
Une épaisse nuée à longs flots est sortie,
Qui, s’ouvrant à mes yeux, dans un bleuâtre éclat
M’a fait voir un serpent conduit par le prélat.
Du corps de ce dragon, plein de soufre et de nitre,
Une tête sortait en forme de pupitre,
Dont le triangle affreux, tout hérissé de crins,
Surpassait en grosseur nos plus épais lutrins.
Animé par son guide, en sifflant il s’avance :
Contre moi sur mon banc je le vois qui s’élance.
J’ai crié, mais en vain : et, fuyant sa fureur,
Je me suis réveillé plein de trouble et d’horreur.

Le chantre, s’arrêtant à cet endroit funeste,
A ses yeux effrayés laisse dire le reste.
Girot en vain l’assure, et, riant de sa peur,
Nomme sa vision l’effet d’une vapeur :
Le désolé vieillard, qui hait la raillerie,
Lui défend de parler, sort du lit en furie.
On apporte à l’instant ses somptueux habits,
Où sur l’ouate molle éclata le tabis.
D’une longue soutane il endosse la moire,
Prend ses gants violets, les marques de sa gloire ;
Et saisit, en pleurant, ce rochet qu’autrefois
Le prélat trop jaloux lui rogna de trois doigts.
Aussitôt d’un bonnet ornant sa tête grise,
Déjà l’aumuce en main il marche vers l’église,
Et, hâtant de ses ans l’importune langueur,
Court, vole, et, le premier, arrive dans le choeur.

O toi qui, sur ces bords qu’une eau dormante mouille
Vit combattre autrefois le rat et la grenouille ;
Qui, par les traits hardis d’un bizarre pinceau,
Mit l’Italie en feu pour la perte d’un seau ;
Muse, prête à ma bouche une voix plus sauvage,
Pour chanter le dépit, la colère, la rage,
Que le chantre sentit allumer dans son sang
A l’aspect du pupitre élevé sur son banc.
D’abord pâle et muet, de colère immobile,
A force de douleur, il demeura tranquille ;
Mais sa voix s’échappant au travers des sanglots
Dans sa bouche à la fin fit passage à ces mots :
La voilà donc, Girot, cette hydre épouvantable
Que m’a fait voir un songe, hélas ! trop véritable !
Je le vois ce dragon tout prêt à m’égorger,
Ce pupitre fatal qui me doit ombrager !
Prélat, que t’ai-je fait ? quelle rage envieuse
Rend pour me tourmenter ton âme ingénieuse ?
Quoi ! même dans ton lit, cruel, entre deux draps,
Ta profane fureur ne se repose pas !
O ciel ! quoi ! sur mon banc une honteuse masse
Désormais me va faire un cachot de ma place !
Inconnu dans l’église, ignoré dans ce lieu,
Je ne pourrai donc plus être vu que de Dieu !
Ah ! plutôt qu’un moment cet affront m’obscurcisse,
Renonçons à l’autel, abandonnons l’office ;
Et, sans lasser le ciel par de chants superflus,
Ne voyons plus un choeur où l’on ne nous voit plus.
Sortons… Mais cependant mon ennemi tranquille
Jouira sur son banc de ma rage inutile,
Et verra dans le choeur le pupitre exhaussé
Tourner sur le pivot où sa main l’a placé !
Non, s’il n’est abattu, je ne saurais plus vivre.
A moi, Girot, je veux que mon bras l’en délivre.
Périssons s’il le faut, mais de ses ais brisés
Entraînons, en mourant, les restes divisés.

A ces mots, d’une main par la rage affermie,
Il saisissait déjà la machine ennemie.
Lorsqu’en ce sacré lieu, par un heureux hasard,
Entre Jean le choriste, et le sonneur Girard
Deux Manseaux renommés, en qui l’expérience
Pour les procès est jointe à la vaste science.
L’un et l’autre aussitôt prend part à son affront.
Toutefois condamnant un mouvement trop prompt,
Du lutrin, disent-ils, abattons la machine :
Mais ne nous chargeons pas tous seuls de sa ruine ;
Et que tantôt, aux yeux du chapitre assemblé,
Il soit sous trente mains en plein jour accablé.

Ces mots des mains du chantre arrachent le pupitre.
J’y consens, leur dit-il ; assemblons le chapitre.
Allez donc de ce pas, par de saints hurlements,
Vous-mêmes appeler les chanoines dormants.
Partez. Mais ce discours les surprend et les glace.
Nous ! qu’en ce vain projet, pleins d’une folle audace,
Nous allions, dit Girard, la nuit nous engager !
De notre complaisance osez-vous l’exiger ?
Hé ! seigneur ! quand nos cris pourraient, du fond des rues,
De leurs appartements percer les avenues,
Réveiller ces valets autour d’eux étendus,
De leurs sacrés repos ministres assidus,
Et pénétrer des lits aux bruits inaccessibles ;
Pensez-vous, au moment que les ombres paisibles
A ces lits enchanteurs ont su les attacher.
Que la voix d’un mortel les en puisse arracher ?
Deux chantres feront-ils, dans l’ardeur de vous plaire,
Ce que depuis trente ans six cloches n’ont pu faire ?

Ah ! je vois bien où tend tout ce discours trompeur,
Reprend le chaud vieillard : le prélat vous fait peur.
Je vous ai vus cent fois, sous sa main bénissante,
Courber servilement une épaule tremblante.
Hé bien ! allez ; sous lui fléchissez les genoux :
Je saurai réveiller les chanoines sans vous.
Viens, Girot, seul ami qui me reste fidèle :
Prenons du saint jeudi la bruyante crécelle.
Suis-moi. Qu’à son lever le soleil aujourd’hui
Trouve tout le chapitre éveillé devant lui.

Il dit. Du fond poudreux d’une armoire sacrée
Par les mains de Girot la crécelle est tirée.
Ils sortent à l’instant, et, par d’heureux efforts,
Du lugubre instrument font crier les ressorts.
Pour augmenter l’effroi, la Discorde infernale
Monte dans le palais, entre dans la grand’salle,
Et, du fond de cet antre, au travers de la nuit,
Fait sortir le démon du tumulte et du bruit.
Le quartier alarmé n’a plus d’yeux qui sommeillent ;
Déjà de toutes parts les chanoines s’éveillent
L’on croit que le tonnerre est tombé sur les toits,
Et que l’église brûle une seconde fois ;
L’autre, encor agité de vapeurs plus funèbres,
Pense être au jeudi saint, croit que l’on dit ténèbres,
Et déjà tout confus, tenant midi sonné,
En soi-même frémit de n’avoir point dîné.

Ainsi, lorsque tout prêt à briser cent murailles
Louis, la foudre en main abandonnant Versailles,
Au retour du soleil et des zéphyrs nouveaux,
Fait dans les champs de Mars déployer les drapeaux ;
Au seul bruit répandu de sa marche étonnante,
Le Danube s’émeut, le Tage s’épouvante,
Bruxelles attend le coup qui la doit foudroyer,
Et le Batave encore est prêt à se noyer.

Mais en vain dans leurs lits un juste effroi les presse :
Aucun ne laisse encor la plume enchanteresse.
Pour les en arracher Girot s’inquiétant
Va crier qu’au chapitre un repas les attend.
Ce mot, dans tous les coeurs répand la vigilance.
Tout s’ébranle, tout sort, tout marche en diligence.
Ils courent au chapitre, et chacun se pressant
Flatte d’un doux espoir son appétit naissant.
Mais, ô d’un déjeuner vaine et frivole attente !
A peine ils sont assis, que, d’une voix dolente,
Le chantre désolé, lamentant son malheur,
Fait mourir l’appétit et naître la douleur.
Le seul chanoine Evrard, d’abstinence incapable,
Ose encor proposer qu’on apporte la table.
Mais il a beau presser, aucun ne lui répond :
Quand le premier rompant ce silence profond,
Alain tousse et se lève ; Alain, ce savant homme,
Qui de Bauny vingt fois a lu toute la somme,
Qui possède Abéli, qui sait tout Raconis,
Et même entend, dit-on, le latin d’A-Kempis.

N’en doutez point, leur dit ce savant canoniste,
Ce coup part, j’en suis sûr, d’une main janséniste.
Mes yeux en sont témoins : j’ai vu moi-même hier
Entrer chez le prélat le chapelain Garnier.
Arnaud, cet hérétique ardent à nous détruire,
Par ce ministre adroit tente de le séduire :
Sans doute il aura lu dans son saint Augustin
Qu’autrefois saint Louis érigea ce lutrin ;
Il va nous inonder des torrents de sa plume.
Il faut, pour lui répondre, ouvrir plus d’un volume.
Consultons sur ce point quelque auteur signalé ;
Voyons si des lutrins Bauny n’a point parlé
Etudions enfin, il en est temps encor ;
Et, pour ce grand projet, tantôt dès que l’aurore
Rallumera le jour dans l’onde enseveli,
Que chacun prenne en main le moelleux Abéli.

Ce conseil imprévu de nouveau les étonne :
Surtout le gras Evrard d’épouvante en frissonne.
Moi, dit-il, qu’à mon âge, écolier tout nouveau,
J’aille pour un lutrin me troubler le cerveau !
O le plaisant conseil ! Non, non, songeons à vivre :
Va maigrir, si tu veux, et sécher sur un livre.
Pour moi, je lis la bible autant que l’alcoran :
Je sais ce qu’un fermier nous doit rendre par an ;
Sur quelle vigne à Reims nous avons hypothèque :
Vingt muids rangés chez moi font ma bibliothèque.
En plaçant un pupitre on croit nous rabaisser :
Mon bras seul sans latin saura le renverser.
Que m’importe qu’Arnaud me condamne ou m’approuve ?
J’abats ce qui me nuit partout où je le trouve :
C’est là mon sentiment. A quoi bon tant d’apprêts ?
Du reste déjeûnons, messieurs, et buvons frais.

Ce discours, que soutient l’embonpoint du visage,
Rétablit l’appétit, réchauffe le courage.
Mais le chantre surtout en paraît rassuré,
Oui, dit-il, le pupitre a déjà trop duré.
Allons sur sa ruine assurer ma vengeance :
Donnons à ce grand oeuvre une heure d’abstinence,
Et qu’au retour tantôt un ample déjeûner
Longtemps nous tienne à table, et s’unisse au dîner.

Aussitôt il se lève, et la troupe fidèle
Par ces mots attirants sent redoubler son zèle.
Ils marchent droit au coeur d’un pas audacieux.
Et bientôt le lutrin se fait voir à leurs yeux.
A ce terrible objet aucun d’eux ne consulte,
Sur l’ennemi commun ils fondent en tumulte,
Ils sapent le pivot, qui se défend en vain ;
Chacun sur lui d’un coup veut honorer sa main.
Enfin sous tant d’efforts la machine succombe,
Et son corps entr’ouvert chancelle, éclate et tombe :
Tel sur les monts glacés des farouches Gélons
Tombe un chêne battu des voisins aquilons ;
Ou tel, abandonné de ses poutres usées,
Fond enfin un vieux toit sous ses tuiles brisés.
La masse est emportée, et ses ais arrachés
Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachés.

 

Le lutrin

Nicolas Boileau



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