Exposition. – Divine mission de la Poésie. – Ses trois sources. – La
première est dans la Nature, symbole de Dieu. – L’Initiation du poète :
un Viatique. – Hymne à la Nature. – Les Faneurs, tableau rustique ou
idylle. – Chant d’un pâtre.
Aux maîtres renommés par la plume et la lyre,
Ceux qu’on aime à chanter et ceux qu’on aime à lire,
Votre hommage, ô mes vers ! Puis, libres, commençons :
Aux poètes futurs s’adressent nos leçons.
Lorsque le sage Horace ou Boileau, jeunes aigles,
Aura su vous soumettre au frein d’or de ses règles,
Vous montrant ce que l’art n’avait point révélé,
Et vous guidant moi-même en votre essor ailé,
Je veux vous emporter, troupe ardente et choisie,
Sur les riches terrains où naît la poésie.
Gloire à nos devanciers, à leur savoir profond !
Ils ont donné la forme, et j’indique le fond.
Au prêtre d’enseigner les choses immortelles ;
Poète, ton devoir est de les rendre belles.
L’homme à peine était né, qu’il était tout en pleurs :
Dieu lui donna le chant pour calmer ses douleurs,
Et pour lui rappeler doucement, par son charme,
Le radieux séjours qui n’a point vu de larme.
Du ciel viennent les vers, qu’ils remontent au ciel !
Tel l’éclair ; et malheur au coeur matériel
Qui, tout à ses calculs, appelle une chimère
La douceur de Virgile et la grandeur d’Homère !
Mais, aux plus mauvais jours, l’Esprit garde à l’écart
Des serviteurs à Dieu, des fidèles à l’art :
La prière fervente où le chant les convie,
Et les plaisirs de l’âme ennoblissent leur vie.
Vous pour qui l’Idéal alluma son flambeau,
Venez donc, suivez-moi sur la route du Beau.
Dans son triple sentier que j’ai tenté d’avance,
Trois mots étaient écrits : « Je sens, j’aime, je pense. »
Que peut l’homme de plus ? – Comment s’est éclairci
Le voile qui couvrait ces trois mots, le voici.
Par une histoire vraie il faut ouvrir ce livre :
Le poète est formé de tout ce qui fait vivre.
Bonheur de revenir, et j’y cède toujours,
Vers sa pieuse enfance et ses jeunes amours !
Le jeudi saint, un pâtre, entrant au presbytère,
Le front tout en sueur et d’un air de mystère,
Dit : « Ma mère est malade ! » Aussitôt le recteur,
Avec l’huile prenant le pain consolateur,
Me choisit pour son clerc… Ô belle matinée !
Ô printemps de ma vie ! ô printemps de l’année !
La verdure et les fleurs, les nids et les chansons !
Des troupeaux en amour courant sur les gazons !
Les branches sur nos pas secouaient leurs rosées,
Et des vapeurs flottaient aux collines boisées,
Et les mouches à miel, les papillons joyeux
Passaient et se croisaient légers devant mes yeux.
N’était-ce point assez de fraîcheur matinale
Pour faire épanouir une âme virginale ? –
Nous arrivons. La femme était là sur son lit ;
Le prêtre s’agenouille à son chevet ; il lit
Les mots du rituel ; penché vers la malade,
Il l’exhorte, et sa voix ranime et persuade ;
Il étend l’huile sainte et présente le pain.
« Heureuse ! disait-il ; bientôt sur le chemin,
Femme heureuse ! Oh ! mourir si près du grand dimanche !
Du tombeau dans trois jours elle aussi sera franche. »
Avide d’avenir, il rêvait un tel sort ;
Ses jours, il les aurait donnés pour cette mort…
Dans un autre avenir, moi, je plongeais mon âme :
C’était la terre en fleur, c’était le ciel en flamme
Qui vers eux attiraient ma pensée et mes sens ;
J’ouvrais à la beauté mes bras adolescents.
Or une douce fille, enfant comme moi-même,
Légère, les pieds nus, vint à passer : « Je t’aime ! »
Lui dis-je dans mon coeur. Je vis briller ses yeux,
Et je suivis ma route encor plus radieux.
La nature, l’amour, la parole d’un prêtre
Avaient en un seul jour fécondé tout mon être.
Ami de l’idéal, mets ta main dans ma main,
Et je te conduirai par le même chemin.
Dans son berceau rustique heureux est le poète
Que la Nature aima d’une amitié secrète,
Qu’elle a, mère jalouse, élevé dans ses bras :
Celui qui n’a point bu son lait ne vivra pas.
Gravissons la montagne. À l’ombre des vieux chênes,
Des Celtes, nos aïeux, les traces sont prochaines.
Plus d’un barde a chanté, là, devant ce men-hir :
Évoquons en passant la voix du souvenir.
De l’heureuse Nature harmonieux royaume !
Oh ! comme tout fleurit, tout brille, tout embaume !
De verdure entouré, de verdure couvert,
On avance sans bruit sur un beau tapis vert ;
L’extase par moments vous arrête, et l’on cueille
Autour d’un tronc énorme un léger chèvrefeuille ;
On s’étend sur la mousse au pied d’un frais bouleau,
Et tout près, sous des fleurs, on entend couler l’eau.
Alors, à deux genoux, et les mains sur la terre,
Le voyageur, pareil au faon, se désaltère ;
Et merles à l’entour, grives, chardonnerets
Emplissent de leurs voix le dôme des forêts,
Voletant, sautillant, du bec lissant leurs ailes,
Et de leurs yeux si clairs jetant des étincelles.
Ainsi dans ces concerts, ces parfums, ces couleurs,
Celui qui les a faits, oiseaux, arbres et fleurs,
Se révèle. Partout Dieu présent, Dieu sensible !
Dans la création l’invisible est visible :
Le symbole s’entrouvre, et sous le voile d’or,
L’Être pur apparaît, plus radieux encor.
Le poète inspiré, tout en foulant les herbes,
Monte, l’esprit plongé dans ces mythes superbes :
Hier tout était sombre, et tout brille aujourd’hui ;
Dieu vit dans l’univers, tous deux vivent en lui ;
En suivant ce penser divin qui l’accompagne,
Haletant, il atteint le haut de la montagne :
Spectacle encor plus grand qui revient l’exalter !
Son coeur enfin déborde et se prend à chanter.
— « Fille de Dieu, Nature, ici je te salue,
Et dans ta profondeur, et dans ton étendue !
La terre est sous mes pieds, sur mon front est le ciel,
Et devant moi la mer, miroir universel.
Dans tes variétés, salut, grande Nature !
Je te retrouve en moi débile créature :
Car l’homme, où vont s’unir les éléments divers,
L’homme est un résumé de l’immense univers.
Aimant des minéraux ou sève de la plante,
Flammes de l’animal, triple force opulente,
Tout se condense en l’homme, il est tout à la fois :
De là vient son orgueil ; — qu’il y cherche ses lois !
Globes obéissants, chacun à votre place,
Harmonieusement vous roulez dans l’espace,
Chevelus, annelés, opaques, lumineux,
Selon que l’a voulu celui qui dit : « Je veux. »
L’homme seul, infidèle à la main qui l’envoie,
Vers cent buts opposés s’égare dans sa voie ;
Du Maître qui l’attend, il perd le souvenir :
Mais libre il peut errer, libre il peut revenir.
Nature, sois en tout son guide, son modèle :
Qu’il revienne à son toit comme fait l’hirondelle,
Que l’abeille savante et les sages fourmis
Longtemps aux mêmes lois le retrouvent soumis !
Flots des mers, montrez-lui le calme après l’orage ;
Dans son coeur, ô lions, versez votre courage ;
Grands boeufs, patiemment attelés tout le jour,
Donnez-lui la douceur, et vous, ramiers, l’amour.
Êtres inférieurs, soyez pourtant ses guides :
Comme vers le soleil les aigles vont rapides,
Qu’il s’élève léger vers le soleil divin ;
Connaissant son départ, qu’il arrive à sa fin ! »
Mais le jour fuit : adieu, promontoires sauvages !
Adieu, pêcheurs errants et sonores rivages !
Sur les flots, sur les monts, dans les airs, en tout lieu,
Notre hymne a salué la présence de Dieu :
De ces graves pensers l’âme nourrie et pleine,
En silence il est temps de regagner la plaine.
Si la pente est rapide, un terrain déboisé
À celui qui descend fait le chemin aisé…
Quels limpides ruisseaux traversent ces prairies !
Les faucheurs sont à l’oeuvre ; au loin les métairies
Exhalent leur fumée humble et lente ; les voix
Des dogues inquiets, les chants des villageois
Arrivent jusqu’à nous oeil en feu, tête basse ;
Mais le gibier oublie en son trou sûr et noir
Le chasseur regagnant à vide son manoir :
« Ô braves gens, le foin a rempli vos charrettes !
Comment poussent les blés ? – Nos voitures sont prêtes
Pour le temps où viendront les seigles et les blés ;
Nos granges, nos hangars ne sont jamais comblés :
À Dieu de les remplir ou de les laisser vides !
Nos coeurs sont désireux, mais ne sont point avides. »
Ah ! voici quels propos sortis de nos cantons
Pour vous m’ont inspiré tant de vers, ô Bretons,
Et comme de mon coeur à mes lèvres encore
Vient une idylle fraîche envieuse d’éclore
Pour ces bruns laboureurs, Celtes aux longs cheveux,
Noblement appuyés sur le cou de leurs boeufs
Mais le bétail revient, et des landes verdâtres,
Joyeuse, arrive aussi la voix claire des pâtres ;
Ils passent, ramenant leurs vaches, leurs moutons ;
Comme chef de la bande, un d’eux chante ; écoutons :
« Non, je n’ai point trouvé le voile d’une fée !
La bague de Merlin, je ne l’ai point trouvée !
Dans l’air, au fond des lacs perfides et dormants,
J’aurais pour mes amours cherché ces talismans.
Un nid que désirait une enfant de mon âge
Ce soir m’a fait quitter troupeaux et pâturage ;
J’apporte mon trésor : un beau nid de pinson,
Qui pourrait défier tisserand et maçon ;
Le dehors semble un mur tout revêtu de mousse,
Au dedans tout est plume et laine fine et douce.
Que ces oeufs sont légers ! J’en veux faire un collier,
Avec vos cheveux d’or, Anna, pour le lier.
Si je puis le passer sous votre coiffe blanche,
Pour une jeune sainte on vous prendra dimanche. »
Et les graves parents, à ces jeux enfantins,
De sourire, songeant à leurs riants matins…
Mais voici l’Angelus ! Et les fils et les pères
Se signent et trois fois récitent leurs prières :
Puis les lourds chariots où s’entasse le foin
Au fond des chemins creux se perdent ; tout au loin
S’exhalent par instants les soupirs de la grève,
Et le croissant léger sur la forêt s’élève.
Oui, c’est dans les hameaux, c’est à l’ombre des bois,
Au pays enchanté des parfums et des voix,
Que dans chaque saison, de froidure ou de flamme,
L’homme sent bien la vie et voit grandir son âme :
Et s’il est né chanteur, dans le choeur des oiseaux,
Poète, il redira les rustiques travaux,
Les usages venus des races primitives,
Et la jeunesse heureuse et ses amours naïves.
Il est beau, quand tout meurt, flétri par l’intérêt,
Seul, comme un prêtre antique errant sous la forêt,
De recueillir en paix son exhalaison pure
Pour raviver le monde à ton souffle, ô Nature !