Aux jardins de César, non loin du Tibre jaune,
Parfois un chêne antique aux beaux feuillages verts
Se dresse ; chaque branche, escaladant les airs,
De degrés en degrés autour de lui frissonne,
Et sur son front superbe, ainsi qu’une couronne,
Tremblent les astres d’or et glissent les éclairs.
Ce chêne monstrueux, Titan aux larges hanches,
C’est l’Empire debout dans toute sa hauteur.
Du peuple, tronc rugueux, partent, comme des branches,
Prêtres aux bandeaux saints, consuls aux robes blanches,
L’édile, le tribun, le grave sénateur,
Jusqu’au faîte sublime où plane l’empereur.
Mais la racine obscure à la sève fertile
Qui serpente sous Rome et qu’on semble oublier,
C’est plus que le tribun, le consul ou l’édile,
Plus que le sénateur et que le chevalier ;
– O muse, prends ton luth, et sous l’archet habile,
Fais redire aux échos le nom du cuisinier !.
Le consul, en un jour, peut sortir d’un suffrage,
Le caprice des camps forge les empereurs ;
Mais, outre l’art divin qu’il reçut en partage,
Il faut au cuisinier les pénibles labeurs,
La science profonde, et que, dès son jeune âge,
Il ait, comme un savant, pâli sur les auteurs.
Pour régler des festins la belle symétrie,
Il lui faut le calcul et la géométrie ;
La sculpture, qui taille en dômes merveilleux
La neige étincelante et les gâteaux mielleux,
L’histoire, qui du goût donne la théorie ;
L’étude des saisons, des hommes et des lieux.
Il sait, il sait quels flots vont roulant sur la plage
Le crabe aux doigts crochus et le blanc coquillage,
Quel vent jusqu’à nos mers pousse les esturgeons,
D’où partent les faisans, les grives, les plongeons,
Et quand la mûre est bonne, et pourquoi l’homme sage
Dans les prés seulement, cueille les champignons.
Aussi bien qu’Hippocrate, il discute et critique
De toute herbe qu’il voit l’effet et la saveur ;
Aussi bien que Platon il a sondé le cœur,
Connaît des passions l’origine authentique ;
Et, d’arguments choisis bardant sa rhétorique,
Plus loin que Tullius emporte l’auditeur.
La squille réjouit l’homme qui désespère ;
L’escargot africain réveille l’esprit lourd ;
Mêlée au vin de Cos, l’oseille est salutaire
Pour dissiper le soir les tristesses du jour ;
Le massique aux flots lents provoque la colère ;
Le falerne fumeux aiguillonne à l’amour !
Il voit et prévoit tout, l’effet avec la cause ;
Mais en ce siècle où l’or achète les serments,
Quand dans un coffre-fort toute gloire est éclose
Et qu’en foule s’en vont les nobles sentiments,
Le cuisinier parfait sait, avant toute chose,
L’art de la politique et des gouvernements.
Dans le triclinium plus que sous le portique,
La noblesse aujourd’hui s’étale.Vous riez,
Fils de Cincinnatus ; mais venez ! qu’on m’explique
La sportule, l’édile aux dons multipliés,
Et les banquets dressés sur la place publique,
Et dans le vin crétois les plébéiens noyés !
C’est lui, c’est lui toujours ! Calme, avec un sourire,
Près des fourneaux ardents, sur les rouges tisons,
Il prépare le vote et les élections ;
Sa faveur, tour à tour se donne ou se retire ;
Un mulet trop brûlé fait osciller l’empire ;
Plus ou moins de gingembre importe aux nations !
Et tandis que le front du candidat ruisselle,
Qu’il s’agite inquiet, que le peuple aux abois
Descend au Champ de Mars des carrefours étroits,
Lui, gardant comme un dieu sa pose solennelle,
Enferme les destins de la ville éternelle
Dans le ventre béant d’un sanglier gaulois.
Cigognes, rossignols, pintades bigarrées,
Murènes et turbots nourris de sang humain,
Sur les broches de fer, dans les vases d’airain,
Bruissent ; près des thons et des carpes dorées
Bâille dans les grands plats l’huître aux lèvres nacrées ;
Evohé ! Lucullus sera consul demain !
Or, il n’était dans Rome artiste plus habile
Que Bacca, cuisinier de Marcius l’édile ;
Et ma lyre apprendrait à nos petits-neveux
Son pays, sa cité, le nom de ses aïeux,
Si l’oubli, ce linceul de toute gloire utile,
Ne couvrait son berceau d’un voile injurieux.
Qu’on descende, après tout, de Caton ou de Dave,
Qu’importe ! Envoi du ciel ou présent du hasard,
Le génie est sans père et le talent bâtard !
Pour moi, sans préjuger cette question grave,
J’aime le plat bien cuit que m’apprête un esclave,
Mieux qu’un ragoût manqué par le fils de César.
Au reste, si Bacca fut le premier dans Rome
Pour orner de ses dons les fêtes du dieu Côme,
L’édile Marcius était, de son côté,
Le plus docte mangeur que la terre eût porté ;
Et, depuis l’âge d’or, on n’avait pas vu d’homme
Qui digérât si bien, Lucullus excepté.
Si l’on ne mange pas, que faire dans la vie ?
” Boire ! ” dira quelqu’un. L’édile en question
Faisait les deux ensemble avec distinction.
Toute chose frivole est d’un retour suivie :
L’amour, de la douleur ; la gloire, de l’envie.
Il soupait, et je crois qu’il avait bien raison.
Hélas ! Fils d’Apollon, chantre au léger bagage,
Que de fois j’ai rêvé, la nuit, sur le rivage,
Les banquets ruisselants, la flûte au mol accord,
Le vin qui monte à l’urne et couronne le bord,
Et l’huile parfumée où la lumière nage,
Comme un cygne d’argent sur un lac au flot d’or !
Que de fois, dans l’agate aux veines purpurines,
Comme pour Cléopâtre, esclaves gracieux,
Mes songes m’ont tendu ce breuvage des dieux
Qui, sous ses flots mordants, roulait des perles fines.
Oh ! Les larges repas, oh ! Les fêtes divines,
D’où je me réveillais pâle et le ventre creux !
Donc il soupait en roi, ce qui sans doute explique
Son amour pour les arts et les discours latins.
Là, Vénus, à travers les vapeurs du massique,
Fait mieux flotter à l’oeil ses contours incertains ;
Avec l’onguent de Perse et la rose d’Afrique,
Poètes et rhéteurs complètent les festins.
Veuf, un bon estomac, une tête à l’épreuve :
C’était, je vous le jure, un citoyen heureux ;
Solon, qui de Crésus a dessillé les yeux,
N’eût pu lui présenter d’argument qui l’émeuve.
Notre homme aurait jeté sa bague dans le fleuve,
Qu’au ventre des poissons il en eût trouvé deux.
Comme il vide avec art la coupe ciselée !
Comme il s’étale bien sur la pourpre des lits !
Il a, pour le banquet, mis la robe aux longs plis,
Du cothurne montant sa jambe est dépouillée,
Et la feuille du myrte en guirlande roulée
Tremble dans ses cheveux que l’ivoire a polis.
A leurs chaînons d’argent les lampes suspendues
Semblent verser la vie au marbre des statues ;
Du safran syrien flotte la vague odeur ;
Et dans des roseaux creux soufflant avec ardeur,
Deux mimes africains, aux danses inconnues,
Frappent de leur pied noir les pavés de couleur.
Les lambris de la salle, en des peintures vives,
Etalent aux regards, sous le pampre joyeux,
Des satyres velus, des nymphes fugitives,
Et Paphos, et l’Olympe, et la table des dieux ;
Hébé penche l’amphore aux lèvres des convives,
Svelte et dans le nectar trempant ses blonds cheveux ;
Une chasse plus haut brille au plafond superbe ;
Près d’un cytise en fleurs, la chèvre au front cornu
Se dresse sur ses pieds ; un beau chasseur tout nu
Détache de son dos ses dards liés en gerbe,
Et deux chiens d’Etrurie, avec leur cou tendu,
Maigres, la langue aux dents, semblent nager dans l’herbe.
De viande et de ragoûts le souper dégarni
Finissait, – car à l’heure où ma scène s’engage,
Marcius en était aux figues de Carthage ; –
La grenade sanglante entr’ouvrait à demi
Ses lobes parfumés, et, d’étage en étage,
Montaient l’amande verte et le raisin jauni.
Au front des conviés le vin jetait sa flamme :
Stellio, parasite, approuvait de la voix
Deux philosophes grecs qui disputaient sur l’âme ;
Des chevaliers causaient de leurs limiers crétois
Et, près d’un histrion fardé comme une femme,
Faisaient étinceler les bagues de leurs doigts.
On entendait au loin le jet d’une fontaine
Mêlant sa note humide aux lyres de Lesbos ;
Un poète chantait couronné de verveine,
Et la strophe indécise arrivait par lambeaux ;
C’étaient les vers dansants du vieillard de Téos,
Joyeux comme un baiser, légers comme une haleine :
Oh ! Moi, tout ce que je veux,
C’est une maîtresse aimée,
C’est ma barbe parfumée
Et des fleurs dans mes cheveux !
Le jour présent seul m’importe ;
Demain, c’est un inconnu !
C’est un hôte mal venu
Qu’on doit laisser à la porte !
Le jour qu’on a sous la main,
Il faut le passer à boire !
Buvons donc, chantons victoire
A Bacchus, au dieu du vin !
De peur que la mort avide,
Sourde à mes cris superflus,
Ne dise : ” La coupe est vide,
” Ami, tu ne boiras plus ! … “
Puis, glissant à travers les rumeurs incertaines,
Les propos se heurtaient avec les urnes pleines,
Sentences, questions, aphorismes joyeux :
– Qu’un nombre impair convient aux buveurs comme aux dieux,
– Que le sage, à ses pieds, met les choses humaines,
– Et que le lièvre pousse aux rêves amoureux.
” Et, d’ailleurs, s’écriait un grec à barbe grise,
” L’homme est un composé de principes divers,
” L’idée une harmonie, et, quand le corps se brise,
” L’âme, d’après Platon, se mêle à l’univers.
” – Par le chien ! dit Paulus, c’était une sottise
” Qu’Epicurus faisait, de la jeter aux vers ! … “
Avant d’aller plus loin, je m’arrête, et pour cause,
Sans régler le trajet, j’ai mis ma barque à flot.
Paulus arrive là, pour le bien de la chose,
Mais le bon goût voulait qu’on le nommât plus tôt ;
Les savants en riront ; quant à moi, je suppose
Qu’il était du festin, puisqu’il y dit son mot.
Il hantait volontiers les soupers sans entraves,
Où l’esprit, en jouant, se mêle aux choses graves ;
Philosophe acéré, convive ingénieux,
C’était lui qu’en son cœur l’ édile aimait le mieux
Après un morse noir qu’il nourrissait d’esclaves
Et Coracoïdès, son bouffon aux gros yeux.
Cela dit, de la fête écoutons le murmure,
Doux bruit que Marcius du geste et de la voix
Excite tour à tour et contient et mesure,
Pareil au vieux Nestor, dans le conseil des rois.
C’était un hôte aimable et discret par nature,
Qui de l’urbanité suivait toutes les lois ;
Il savait des talents faire la différence,
Interrogeant son monde avec discernement,
Le rhéteur sur les mots, l’histrion sur la danse,
Le stoïque aux pieds nus pour le raisonnement,
Et disait au chasseur surpris de sa science
Le nom des chiens de race et leur tempérament.
Cependant, roulant l’oeil et gonflant sa narine,
L’élève de Platon étalait sa doctrine :
” Tout se divise en trois, dans le monde animé ;
” Les dieux supérieurs ont l’Olympe enflammé ;
” L’homme, empruntant au sol sa première origine,
” Cache un souffle divin dans le corps enfermé.
” Entre eux sont les démons, sans corps et sans figures,
” De la chaîne éternelle invisibles anneaux :
” Ils vont de l’homme aux dieux, fendant les vagues pures
” De l’éther, messagers des biens comme des maux ;
” Ils dirigent la foudre, inspirent les augures,
” Et tracent dans le ciel la route des oiseaux.
” D’autres, plus près de nous, pénates ou fantômes,
” Protégent la famille et le foyer joyeux ;
” De là naît le grand ordre, en ce monde où nous sommes,
” Et le sage prévoit le but mystérieux… ”
” – Prévoir, dit Stellio, c’est l’affaire des dieux ! ”
” – Buvons, dit Marcius, c’est l’affaire des hommes ! “
” – Discutons, ” dit Paulus ; et, la main droite en l’air,
De l’autre il ramena sa tunique. – A vrai dire,
Il se peut qu’on empêche un fleuve de couler,
L’usurier d’aimer l’or, la femme de séduire,
Mon lecteur de bâiller quand il vient de me lire ;
Mais on n’empêche pas un rhéteur de parler.
Il se leva tout droit, dans une pose antique,
Rejetant ses cheveux, comme un lion d’Afrique
Sa crinière, et la voix modulée avec art :
” Dans mon sujet, dit-il, je me lance au hasard ;
” Le genre ne veut pas d’exorde magnifique,
” J’aurais l’insinuant, s’il n’était pas si tard.
” – Passons ! ” dit Marcius, en buvant l’eau glacée
Dans une coupe d’ambre aux perles de corail.
” Il faut, reprit Paulus, disposer mon travail :
” En deux points capitaux la thèse est divisée ;
” D’abord que la dispute éclaire une pensée ;
” Puis que le vieux Platon pèche par maint détail.
Le philosophe grec devint bleu de colère,
Il serra ses deux poings en murmurant tout bas ;
Mais Paulus était loin, Paulus n’entendit pas ;
Comme un torrent des monts qui brise sa barrière,
Comme la lave chaude au sortir du cratère,
Comme la foudre aux cieux, bondissant, à grands pas,
Il allait, il roulait ses effluves sonores,
Jetant à pleines mains litotes, métaphores,
Synecdoche, antiptose, euphémismes polis,
Dilemme au double dard, sorite aux longs replis,
Et tout ce qu’au rhéteur versent de leurs amphores
Le bon goût, la science et les maîtres vieillis.
Puis il adoucissait l’hyperbole trop vive
Par des preuves sans nombre et des citations :
” Devait-on isoler la force intellective
” Du cliquetis des mots, du choc des passions ?
” Le fucus noir s’attache à la carène oisive,
” La rouille au fer, le doute à nos opinions… “
” – Et Platon ?” dit le Grec. “- M’y voici. – Point d’ambages !
” – Je cherchais, dit Paulus, une transition.
” Et d’abord, je ferai cette concession
” Que d’un style sublime il orna ses ouvrages,
” Mais son esprit rêveur se perd dans les nuages,
” Et trop loin de ce monde emporte la raison.
” Moi, je reste sur terre, et la métempsycose
” Me paraît quelquefois une admirable chose ;
” J’aime la vie éparse au sein de l’univers,
” Et l’âme qui s’agite en ses états divers,
” Exhalant ses parfums dans la fleur demi-close,
” Volant avec l’oiseau, rampant avec les vers.
” Ainsi l’être montant cette échelle mobile,
” De degrés en degrés arrive jusqu’en haut ;
” Mais il reste lui-même, et quel que soit son lot,
” Conserve du passé la trace indélébile… ”
” – Vous étiez, dit le grec, un âne ! – Et vous un sot !
” Par Pollux ! – Par Hercule ! – Arrêtez, fit l’édile.
” Je respecte Epicure et j’adore Platon !
” – Que les sages sont fous ! ” dit une voix flûtée ;
Et Coracoïdès, armé d’un long bâton,
Vint tomber au milieu de la table agitée :
C’était un nain fort drôle, à la mine effrontée,
Dont le nez comme un bec caressait le menton.
” Ohé ! Ne vidons pas l’étable d’Epicure !
” A quoi bon sur les mots sans fin nous quereller ?
” Laissons Platon dormir et le bon vin couler !
” Je m’embarrasse peu des démons sans figure,
” Et j’estime, à propos des lois de la nature,
” Que toute la sagesse est de les violer !
” La vie est comme un marbre à l’écorce rugueuse,
” Le sage est le sculpteur qui taille l’univers :
” Il caresse le bloc sous sa main amoureuse,
” Il façonne, il polit, en mille endroits divers ;
” Et la forme s’asseoit sur la pierre anguleuse,
” Comme Vénus la blonde, au dos houleux des mers ! “
” – Fort beau ! fit Marcius. “- Pour couper ma tirade,
Je veux ta bague d’or, dit le nain en courroux.
” – Prends ! – Je l’ai ! Maintenant, où donc en étions-nous ?
“Je vous disais, je crois, que la nature est fade ;
” Pour que la perle éclose, il faut l’huître malade,
” Et l’arbre mutilé pour que les fruits soient doux !
” Je suis le fruit, je suis la perle ! La nature
” Avait l’intention de me former géant ;
” Elle faisait son coup et j’allais m’allongeant.
” C’est l’art qui m’a sauvé d’une telle envergure,
” Et si je suis mignon d’esprit et de tournure,
” C’est qu’en un moule étroit on me mit tout enfant.
” Je suis le nain joyeux qui danse sur les roses,
” J’aime le vin de Crète et les faisans rôtis ;
” Si le bon Marcius n’eût arrangé les choses,
” J’étais un fort bel homme, et mangeais des pois frits ! ”
Puis le drôle en parlant prenait de telles poses
Que tous les conviés se tordaient sur leurs lits.
Il tendait fièrement sa jambe de pygmée,
Il balançait la tête, en clignotant des yeux,
Et l’on applaudissait, et de l’urne embaumée
L’esclave, à larges flots, versait les vins mielleux ;
Et les doctes soupeurs à la face animée,
La patère à la main, buvaient comme des dieux.
Or, tandis qu’alentour chacun faisait merveille,
Jusqu’au lit du rhéteur, le bouffon se glissa,
Furtif et l’oeil au guet ; puis tout bas, à l’oreille :
” Dans les jardins, dit-il, j’ai laissé Marcia,
” Pars vite, sans qu’un doute à la table s’éveille ! … ”
Entre Paulus et lui la chose se passa.
Puis le nain glapissant d’une façon bizarre,
De tous les animaux sut imiter la voix,
Le bêlement fêlé de la chèvre aux abois,
Le grognement du porc, l’âne avec sa fanfare,
La mouche qui bruit, le matou qui s’effare,
La chouette aux yeux verts qui pleure dans les bois.
Le rhéteur profita de cette conjoncture,
Et du triclinium se retira sans bruit.
Le clepshydre de verre, où le temps se mesure,
Dans l’ombre, goutte à goutte, avait versé minuit,
De façon que Paulus, par l’avenue obscure,
Ne vit pas Stellio qui rampait après lui.
Il nous faut maintenant déplacer cette histoire ;
Notre héros se pousse à de nouveaux destins.
Adieu la lyre grecque aux accords argentins !
Adieu les paons truffés sur les tables d’ivoire !
O muse paresseuse, amante des festins,
Il est un temps d’agir, ainsi qu’un temps de boire !
Dépose ton sourire et tes bandeaux de fleurs ;
L’action ! L’action ! Bondissante et rapide !
– Pourtant on soupe encore, la coupe n’est pas vide,
Le banquet nage au sein des suaves odeurs ;
Laissons courir Paulus où son amour le guide,
Puisqu’on est bien ici, pourquoi chercher ailleurs ?
– L’amour, me direz-vous, est chose délectable ;
Mais un repas d’édile a bien son beau côté ;
Epicure, le soir, trouve l’amour blâmable
Et déduit ses raisons avec sagacité.
O doutes de mon cœur ! Lutte ! Perplexité !
Faut-il suivre Paulus ? – faut-il rester à table ?
Les cailles, pour combattre, ont déjà pris l’essor,
L’esclave les agace et du doigt les attire
– Restons ! L’histrion nu va danser la satyre ;
Pour fuir en pareil cas Paulus est jeune encor…
Quand est-il bon d’aimer ? – Quand tu veux être pire !
C’est le mot de Thalès, et je l’approuve fort.
A quelque extrémité que mon héros m’entraîne,
Je jure par les dieux que je cède à regret ;
Paulus, dans les jardins, marche d’un pied discret ;
La brise, autour de lui, souffle sa tiède haleine,
Tandis qu’au bord des cieux la lune se promène
Pâle, et dans les rameaux se montre et disparaît.
Sous les myrtes courbés en arcades superbes,
Les jets d’eau frémissants montent comme des gerbes ;
Le lierre, en noirs festons, pend aux vases sculptés ;
Et les pas du rhéteur, par l’écho répétés,
Font lever en criant, parmi les hautes herbes,
De beaux oiseaux, de pourpre et d’azur tachetés.
Les clameurs du banquet arrivent presque éteintes ;
Il va. De doux parfums tombent des térébinthes ;
Et l’on entend au loin, mystérieux accord,
Respirer lentement la nature qui dort.
C’est l’heure où, succombant à de molles étreintes,
Diane, aux buissons verts, suspend son carquois d’or ;
C’est l’heure des baisers, sous le feuillage humide ;
Les dieux aux pieds de bouc s’éveillent dans les bois.
Paulus s’est arrêté, son cœur bat ; une voix
L’appelle par son nom, caressante et timide…
Il regarde et, dans l’ombre, une blanche chlamyde
Se glisse, en ondulant, par les sentiers étroits.
Le rhéteur aussitôt composa sa tournure,
Et, jusque sous les bras, remontant sa ceinture :
” Heureux, s’écria-t-il, l’homme ici-bas jeté,
” Qui sut gagner l’amour d’une divinité !
” Quelque chose de grand se mêle à sa nature,
” Le temple au serviteur prête sa majesté !
– Ami, tu le sais bien, je ne suis pas déesse,
Reprit la douce voix aux sons harmonieux,
” Tant de trouble sied-il aux habitants des cieux ?
” Je ne suis qu’une femme et j’en ai la faiblesse !
” Un mot me fait pâlir, un seul regard me blesse,
” Ami, tu le sais bien, quand il part de tes yeux ! “
Et, des mains écartant un beau rosier punique,
Marcia vint bondir à côté du rhéteur.
Son oeil aux cils d’ébène étincelait d’ardeur.
Le vent des nuits claquait dans sa longue tunique.
Je songe qu’il est temps d’avertir le lecteur
Que du vieux Marcius c’était la fille unique.
Elle avait au bras gauche un bracelet d’argent ;
Sa brune chevelure, à des rubans tressée,
Blondissait vers le bout, sa poitrine oppressée
Soulevait dans ses bonds le strophium changeant ;
Et la bottine rouge, à pointe retroussée,
D’un croissant d’émeraude ornait son pied charmant.
Phébé, du fond des cieux, donnait en plein sur elle.
” Marcia, dit Paulus, en lui baisant les mains,
” Les dieux se sont trompés en te faisant si belle,
” Puisqu’ils te laissent vivre au milieu des humains ! ”
Et roulant dans ses doigts le collier qui ruisselle,
De la gorge pudique il cherchait les chemins.
Il allait, indécis, de merveille en merveille,
S’enivrant aux parfums qu’exhalaient ses cheveux,
Frôlant les fins tissus, et promenant ses yeux
De la simarre blanche à la toge vermeille,
Puis faisait, en jouant, sur son cou gracieux
Sonner les bleus saphirs de ses pendants d’oreilles.
” Verse, sur ton beau sein, des perles et de l’or !
” Marcia ! Marcia ! Garde ces riches voiles
” Que prendrait Arachné pour une de ses toiles !
” Le luxe à ta beauté ne saurait faire tort ;
” Uranus, à ton front, suspendrait ses étoiles,
” Que tes yeux en éclat les passeraient encor !”
Marcia l’écoutait rieuse et confiante :
” Paulus, quand je te vis pour la première fois,
” Ce n’était point ainsi, dans le calme des bois ;
” C’était sur le Forum ; ta parole puissante
” Remuait à longs flots la foule frémissante,
” Et je battais des mains, suspendue à ta voix !
” Un pouvoir inconnu m’enchaînait sur la place ;
” Avide, je buvais ta parole qui passe,
” Et, contemplant au loin tout ce peuple arrêté,
” Je rêvais le triomphe, assise à ton côté.
” Puis je te voulais seul, à l’ombre, face à face,
” Cachant dans mon amour ta popularité !
” Car il me faut, vois-tu, pour que mon cœur chancelle,
” Celui qu’un peuple adore et qu’il montre du doigt,
” L’homme qu’on applaudit et qui, bien mieux qu’un roi,
” De toutes les beautés peut choisir la plus belle ! ”
Elle étreignit Paulus en palpitant d’émoi ;
” D’ailleurs, je t’aime encor pour tes grands yeux, ” dit-elle.
Pâle et le sein brûlant d’ardente volupté,
Paulus, autour de lui, sonda les noirs feuillages :
Le jardin frissonnait mollement agité,
Les étoiles sans bruit glissaient dans les nuages.
O dogmes vertueux ! ô préceptes des sages !
Vous n’avez pas prévu les brises de l’été !
Ils sont là tous les deux, sous la voûte étoilée :
Leurs regards dans la nuit se cherchent, leurs cheveux
Se mêlent dans le vent, – ainsi qu’au bord des cieux
Deux arbres l’un vers l’autre inclinant leur feuillée,
Ou comme deux oiseaux, voyageurs amoureux,
Qui se touchent de l’aile, en prenant leur volée !
Mais… un murmure au loin s’élève par instants.
Le rhéteur inquiet presse la jeune fille.
Là-bas ! … dans le chemin… sous les rameaux flottants,
Un bruit de pas résonne, une lumière brille…
Qui vint à point nommé surprendre nos amants ?
Ce fut – ah ! quel tableau ! – le père de famille !
Marcius écumant apparut devant eux,
Un esclave à côté l’éclairait immobile.
” Par le Styx ! s’écria le père furieux,
” Traître ! pendard ! voleur ! … Outrage indélébile ! …
” chez moi… dans ma maison… la fille d’un édile ! …
” Un histrion pour elle ! … O sang de mes aïeux ! “
Le vieux patricien frappait du pied la terre ;
Il soufflait comme un phoque, il se mordait les doigts,
Haletant, hérissé, terrible ; la colère
Lui montait à la gorge et lui coupait la voix ;
Puis, quand il put parler, ce fut comme un cratère,
Tout ensemble éclata, tout partit à la fois !
Les conviés, la face encore épanouie,
Accourent en tumulte à ce rugissement.
Sondant avec terreur sa disgrâce inouïe,
Paulus est devant eux, sans voix, sans mouvement ;
Marcia, je suppose, était évanouie,
C’est ce qui reste à faire en un pareil moment.
” Je vous prends pour témoins ! On m’insulte, on m’outrage ! ”
Et Marcius, tournant comme un loup dans sa cage,
Allait de l’un à l’autre. ” Oh ! Le crime est flagrant !
” On boit mon vin de Crète, et, pour dessert, on prend
” Ma fille ! Et l’on se rit du bonhomme, je gage,
” Qui chante fleurs en tête, et soupe en conquérant ! …
” Tu ne m’attendais pas, infâme, à cette fête !
” Plus d’excuse à présent, plus de mots superflus,
” Je te tiens ! ” dit l’édile, en marchant sur Paulus.
Mais ses bras étendus retombèrent, sa tête
S’injecta ; car Paulus, pendant cette tempête,
Avait pris les devants et ne l’écoutait plus.
Nous l’avons dit déjà : c’était un homme habile ;
Outre son éloquence, il franchissait les murs
D’un bond, comme Rémus, quand il fondait sa ville.
L’ombre le protégea – les nuages obscurs
Sont à Vénus – Qu’un dieu le sauve ! Car l’édile
Cherche, pour l’arrêter, les moyens les plus sûrs :
” Au mur ! Courez au mur ! Il n’est pas loin encore,
” Qu’on le prenne ! Au voleur ! Mes esclaves ! Mes chiens !
” Mes convives, holà ! C’est vous qu’on déshonore,
” Quand on touche à votre hôte, ô mes dignes soutiens !
” Des torches ! Mais partez ! La rage me dévore ! …
” Par Bacchus ! Qu’attend-on ? Seriez-vous pas des siens ? “
La foule, en un moment, dans l’ombre s’éparpille.
On se hâte ; on se heurte ; on se roule en criant ;
Le bruit des pas,la voix du père de famille,
– C’est une scène étrange, un vacarme effrayant. –
D’esclaves effarés tout le jardin fourmille,
Et les rouges flambeaux se croisent en fuyant.
” Le voici ! – Non ! – Plus loin ! – C’est Chrysale ! -c’est Dave
” – Finirez-vous ? ” hurla l’édile frémissant.
– Il eut beau s’emporter, Paulus était absent.
Sa colère dès lors ne connut plus d’entrave,
Il saisit un épieu, sur le sable gisant :
” Je suis trompé, dit-il, et je vois qu’on me brave !
” Mais je me vengerai de toute la maison ;
” La croix à ces valets qui trahissent le maître !
” Les tenailles de fer ! Le feu ! La question !
” S’il en est un de vous que je rencontre ! Ah ! Traître,
” Ah ! Furcifer, tu vas apprendre à me connaître ! … ”
– Et soudain au discours il joignit l’action
– Un esclave tomba, les yeux sanglants, la tête
Ouverte. Marcius bondissait furieux,
Frappant de droite à gauche, et parcourant les lieux
Au hasard ! La déroute en somme fut complète.
Je reconnais pourtant, véridique poète,
Qu’il en blessa beaucoup, mais n’en tua que deux !
Comment on l’entraîna, ce n’est point notre affaire.
La nuit reprit son calme et sa sérénité,
Et la lune entoura de son voile argenté
Les deux cadavres froids, étendus sur la terre.
” Dormez ! ” dit le bouffon, sortant avec mystère
D’un bosquet où, par crainte, il s’était arrêté ;
” Dormez ! La nuit est belle et la brise embaumée !
” Un bon lit vous attend, sur le mont Esquilin !
” Vous ne porterez plus la chaîne accoutumée,
” Vous ne tournerez plus la meule du moulin !
” A toutes vos douleurs la barrière est fermée,
” Citoyens de la tombe, affranchis du Destin ! “
Après ce beau discours, le nain tourna la tête,
Sans plus se soucier du Fatum inconstant ;
Il sortit du jardin. Nous en ferons autant ;
Ma Muse, abeille folle, à tout buisson s’arrête ;
Mais du sort de Paulus le lecteur s’inquiète,
Et son salut, pour nous, est le point important.
Quand Paulus eut touché le haut de la muraille,
Il vit, ou pensa voir, dans l’ombre, à quelques pas,
Deux formes s’agiter, qu’il ne reconnut pas.
Déjà derrière lui grouillait la valetaille.
La place n’était point de celles où l’on bâille ;
Et, s’accrochant aux mains, il atteignit le bas.
Comme il s’applaudissait de sa vigueur agile,
Un cri léger partit dans le chemin obscur.
Notre homme, en s’effaçant, rampa le long du mur,
Et, sans se retourner, courut jusqu’ à la ville ;
Car le bon Marcius, comme un honnête édile,
Avait, pour le temps chaud, sa villa de Tibur.
Or, le groupe inconnu qui s’agitait dans l’ombre
Se composait d’un homme au corps sec, au front bas,
Qu’on voyait en parlant remuer ses grands bras ;
Puis d’une jeune femme, à la tunique sombre,
Dont l’oeil, comme un éclair, lançait des feux sans nombre,
Quand le vent apportait le bruit lointain des pas.
Ses longs regards suivaient la route Tiburtine :
” Stellio, prends ton or ; il triomphe aujourd’hui !
” Je n’ai pas vu ses traits, mais je sens que c’est lui,
” Dit-elle, aux battements qui brisent ma poitrine !
” Stellio, prends ton or ! Et que nul ne devine
” D’où l’orage est venu qui gronda cette nuit ! “
Le parasite au bond saisit la récompense,
Jura d’être discret et s’éloigna soudain ;
Gaiement les pièces d’or lui sonnaient dans la main.
Melaenis à l’écart se tenait en silence ;
Chacun, sans qu’on la nomme, eût reconnu, je pense,
Celle qu’un soir Paulus trouva sur son chemin ;
La fille qui logeait aux bouges de Suburre,
Et, par les nuits d’été, chantait aux carrefours ;
Pâle, elle frémissait, puis levant ses yeux lourds
Au ciel : ” Je laverai cette mortelle injure !
” Paulus, tu peux aller, souriant et parjure,
” Je te suivrai partout, je t’atteindrai toujours ;
” Je te suivrai si près, qu’en marchant, mon haleine
” Ira dans tes cheveux, de parfums ruisselants ;
” Toujours derrière toi, par la ville ou la plaine,
” Mon pas retentira ; mes yeux étincelants
” Te verront dans la nuit, ô Paulus ; et ma haine
” Etreindra ta jeunesse, en ses réseaux brûlants.
” Comme la tombe aux morts je te serai fidèle !
” Je suis à toi ! Je suis ton génie envieux !
” Je ne te cherchais pas, quand tu vins, curieux,
” Me trouver dans cette ombre où mon passé m’appelle ;
” Je dansais dans la rue, insouciante et belle,
” Et j’avais, chaque soir, des fleurs dans mes cheveux ;
” Comme un ruisseau chantant qui court par les prairies,
” Mon cœur se répandait en ses bonds incertains.
” Regarde, maintenant, j’ai mes lèvres flétries,
” Mon visage a pâli, mes yeux se sont éteints ;
” Et tu jurais d’aimer, à ces heures chéries
” Où pour un seul baiser j’ai livré mes destins !
” Ah ! Ah ! Tu croyais donc m’échapper ? Cette idée
” Te vint de me laisser, ton désir assouvi,
” Comme on jette aux bouffons une coupe vidée,
” Comme on brise un hochet après qu’il a servi.
” La chose, par Hercule ! était bien décidée !
” Et peut-être, en effet, que la matrone a ri ! …
” Insensés ! J’étais là, seule, dans l’ombre obscure,
” Je comptais vos soupirs et vos joyeux serments.
” Le piége était tout prêt, j’attendis sans murmure,
” La trahison veillait sur vos embrassements.
” J’ai ramassé cet or aux fanges de Suburre ;
” J’avais la haine au cœur, et j’ai dansé longtemps !
” Maintenant, tout repose au loin dans les campagnes ;
” La louve aux yeux brillants se cache au fond des bois,
” Les grands pins chevelus tremblent sur les montagnes,
” Des oiseaux bigarrés on n’entend plus la voix.
” O nuit au front d’ébène ! Et vous, blanches compagnes,
” Etoiles qui roulez par d’éternelles lois !
” Flots du lac Stygien, puissances solitaires,
” Mânes qui vous levez la nuit sur les tombeaux !
” Qu’il soit comme une proie à mes longues colères
” Et qu’il paye à l’amour ses dédains et mes maux.
” Pareil à ce chanteur qui troubla les mystères
” Et dont l’hébrus neigeux a reçu les lambeaux ! “
Poète Louis Bouilhet