Britannicus ACTE PREMIER Scène II
Agrippine, Burrhus, Albine
Burrhus
Madame,
Au nom de l’empereur j’allais vous informer
D’un ordre qui d’abord a pu vous alarmer,
Mais qui n’est que l’effet d’une sage conduite,
Dont César a voulu que vous soyez instruite.
Agrippine
Puisqu’il le veut, entrons: il m’en instruira mieux.
Burrhus
César pour quelque temps s’est soustrait à nos yeux.
Déjà par une porte au public moins connue
L’un et l’autre consul vous avaient prévenue,
Madame. Mais souffrez que je retourne exprès…
Agrippine
Non, je ne trouble point ses augustes secrets.
Cependant voulez-vous qu’avec moins de contrainte
L’un et l’autre une fois nous nous parlions sans feinte ?
Burrhus
Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d’horreur.
Agrippine
Prétendez-vous longtemps me cacher l’empereur ?
Ne le verrai-je plus qu’à titre d’importune ?
Ai-je donc élevé si haut votre fortune
Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ?
Ne l’osez-vous laisser un moment sur sa foi ?
Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire
À qui m’effacera plus tôt de sa mémoire ?
Vous l’ai-je confié pour en faire un ingrat,
Pour être, sous son nom, les maîtres de l’État ?
Certes, plus je médite, et moins je me figure
Que vous m’osiez compter pour votre créature,
Vous, dont j’ai pu laisser vieillir l’ambition
Dans les honneurs obscurs de quelque légion,
Et moi qui sur le trône ai suivi mes ancêtres,
Moi, fille, femme, sœur et mère de vos maîtres !
Que prétendez-vous donc ? Pensez-vous que ma voix
Ait fait un empereur pour m’en imposer trois ?
Néron n’est plus enfant: n’est-il pas temps qu’il règne ?
Jusqu’à quand voulez-vous que l’empereur vous craigne ?
Ne saurait-il rien voir qu’il n’emprunte vos yeux ?
Pour se conduire, enfin, n’a-t-il pas ses aïeux ?
Qu’il choisisse, s’il veut, d’Auguste ou de Tibère,
Qu’il imite, s’il peut, Germanicus mon père.
Parmi tant de héros je n’ose me placer,
Mais il est des vertus que je lui puis tracer.
Je puis l’instruire au moins combien sa confidence
Entre un sujet et lui doit laisser de distance.
Burrhus
Je ne m’étais chargé dans cette occasion
Que d’excuser César d’une seule action.
Mais puisque sans vouloir que je le justifie,
Vous me rendez garant du reste de sa vie,
Je répondrai, Madame, avec la liberté
D’un soldat qui sait mal farder la vérité.
Vous m’avez de César confié la jeunesse,
Je l’avoue, et je dois m’en souvenir sans cesse.
Mais vous avais-je fait serment de le trahir,
D’en faire un empereur qui ne sût qu’obéir ?
Non. Ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde,
Ce n’est plus votre fils, c’est le maître du monde.
J’en dois compte, Madame, à l’empire romain,
Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.
Ah ! si dans l’ignorance il le fallait instruire,
N’avait-on que Sénèque et moi pour le séduire ?
Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs ?
Fallait-il dans l’exil chercher des corrupteurs ?
La cour de Claudius, en esclaves fertile,
Pour deux que l’on cherchait en eût présenté mille,
Qui tous auraient brigué l’honneur de l’avilir:
Dans une longue enfance ils l’auraient fait vieillir.
De quoi vous plaignez-vous, Madame ? On vous révère:
Ainsi que par César, on jure par sa mère.
L’empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour
Mettre à vos pieds l’empire, et grossir votre cour.
Mais le doit-il, Madame ? et sa reconnaissance
Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance ?
Toujours humble, toujours le timide Néron
N’ose-t-il être Auguste et César que de nom ?
Vous le dirai-je enfin ? Rome le justifie.
Rome, à trois affranchis si longtemps asservie,
À peine respirant du joug qu’elle a porté,
Du règne de Néron compte sa liberté.
Que dis-je ? la vertu semble même renaître.
Tout l’empire n’est plus la dépouille d’un maître:
Le peuple au champ de Mars nomme ses magistrats,
César nomme les chefs sur la foi des soldats;
Thraséas au sénat, Corbulon dans l’armée,
Sont encore innocents, malgré leur renommée;
Les déserts, autrefois peuplés de sénateurs,
Ne sont plus habités que par leurs délateurs.
Qu’importe que César continue à nous croire,
Pourvu que nos conseils ne tendent qu’à sa gloire;
Pourvu que dans le cours d’un règne florissant
Rome soit toujours libre, et César tout-puissant ?
Mais, Madame, Néron suffit pour se conduire.
J’obéis, sans prétendre à l’honneur de l’instruire.
Sur ses aïeux, sans doute, il n’a qu’à se régler;
Pour bien faire, Néron n’a qu’à se ressembler,
Heureux si ses vertus, l’une à l’autre enchaînées,
Ramènent tous les ans ses premières années !
Agrippine
Ainsi, sur l’avenir n’osant vous assurer,
Vous croyez que sans vous Néron va s’égarer.
Mais vous qui jusqu’ici content de votre ouvrage,
Venez de ses vertus nous rendre témoignage,
Expliquez-nous pourquoi, devenu ravisseur,
Néron de Silanus fait enlever la sœur ?
Ne tient-il qu’à marquer de cette ignominie
Le sang de mes aïeux qui brille dans Junie ?
De quoi l’accuse-t-il ? Et par quel attentat
Devient-elle en un jour criminelle d’État,
Elle qui sans orgueil jusqu’alors élevée,
N’aurait point vu Néron, s’il ne l’eût enlevée,
Et qui même aurait mis au rang de ses bienfaits
L’heureuse liberté de ne le voir jamais ?
Burrhus
Je sais que d’aucun crime elle n’est soupçonnée;
Mais jusqu’ici César ne l’a point condamnée,
Madame. Aucun objet ne blesse ici ses yeux:
Elle est dans un palais tout plein de ses aïeux.
Vous savez que les droits qu’elle porte avec elle
Peuvent de son époux faire un prince rebelle,
Que le sang de César ne se doit allier
Qu’à ceux à qui César le veut bien confier,
Et vous-même avouerez qu’il ne serait pas juste
Qu’on disposât sans lui de la nièce d’Auguste.
Agrippine
Je vous entends: Néron m’apprend par votre voix
Qu’en vain Britannicus s’assure sur mon choix.
En vain, pour détourner ses yeux de sa misère,
J’ai flatté son amour d’un hymen qu’il espère.
À ma confusion, Néron veut faire voir
Qu’Agrippine promet par delà son pouvoir.
Rome de ma faveur est trop préoccupée:
Il veut par cet affront qu’elle soit détrompée,
Et que tout l’univers apprenne avec terreur
À ne confondre plus mon fils et l’empereur.
Il le peut. Toutefois j’ose encore lui dire
Qu’il doit avant ce coup affermir son empire,
Et qu’en me réduisant à la nécessité
D’éprouver contre lui ma faible autorité,
Il expose la sienne, et que dans la balance
Mon nom peut-être aura plus de poids qu’il ne pense.
Burrhus
Quoi Madame ? toujours soupçonner son respect ?
Ne peut-il faire un pas qui ne vous soit suspect ?
L’empereur vous croit-il du parti de Junie ?
Avec Britannicus vous croit-il réunie ?
Quoi ? de vos ennemis devenez-vous l’appui
Pour trouver un prétexte à vous plaindre de lui ?
Sur le moindre discours qu’on pourra vous redire,
Serez-vous toujours prête à partager l’empire ?
Vous craindrez-vous sans cesse, et vos embrassements
Ne se passeront-ils qu’en éclaircissements ?
Ah ! quittez d’un censeur la triste diligence;
D’une mère facile affectez l’indulgence,
Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater,
Et n’avertissez point la cour de vous quitter.
Agrippine
Et qui s’honorerait de l’appui d’Agrippine,
Lorsque Néron lui-même annonce ma ruine ?
Lorsque de sa présence il semble me bannir ?
Quand Burrhus à sa porte ose me retenir ?
Burrhus
Madame, je vois bien qu’il est temps de me taire,
Et que ma liberté commence à vous déplaire.
La douleur est injuste, et toutes les raisons
Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons.
Voici Britannicus. Je lui cède ma place.
Je vous laisse écouter et plaindre sa disgrâce,
Et peut-être, Madame, en accuser les soins
De ceux que l’empereur a consultés le moins.
La pièce de Théâtre Britannicus par Jean Racine.