Britannicus ACTE III Scène VII
Britannicus, Junie
Junie
Retirez-vous, Seigneur, et fuyez un courroux
Que ma persévérance allume contre vous.
Néron est irrité. Je me suis échappée
Tandis qu’à l’arrêter sa mère est occupée.
Adieu; réservez-vous, sans blesser mon amour,
Au plaisir de me voir justifier un jour;
Votre image sans cesse est présente à mon âme:
Rien ne l’en peut bannir.
Britannicus
Je vous entends, Madame;
Vous voulez que ma fuite assure vos désirs,
Que je laisse un champ libre à vos nouveaux soupirs.
Sans doute, en me voyant, une pudeur secrète
Ne vous laisse goûter qu’une joie inquiète.
Eh bien ! il faut partir.
Junie
Seigneur, sans m’imputer…
Britannicus
Ah ! vous deviez du moins plus longtemps disputer.
Je ne murmure point qu’une amitié commune
Se range du parti que flatte la fortune;
Que l’éclat d’un empire ait pu vous éblouir;
Qu’aux dépens de ma sœur vous en vouliez jouir;
Mais que de ces grandeurs comme une autre occupée
Vous m’en ayez paru si longtemps détrompée,
Non, je l’avoue encor, mon cœur désespéré
Contre ce seul malheur n’était point préparé.
J’ai vu sur ma ruine élever l’injustice;
De mes persécuteurs j’ai vu le ciel complice;
Tant d’horreurs n’avaient point épuisé son courroux,
Madame; il me restait d’être oublié de vous.
Junie
Dans un temps plus heureux ma juste impatience
Vous ferait repentir de votre défiance.
Mais Néron vous menace: en ce pressant danger,
Seigneur, j’ai d’autres soins que de vous affliger.
Allez, rassurez-vous et cessez de vous plaindre:
Néron nous écoutait, et m’ordonnait de feindre.
Britannicus
Quoi ? le cruel…
Junie
Témoin de tout notre entretien,
D’un visage sévère examinait le mien,
Prêt à faire sur vous éclater la vengeance
D’un geste confident de notre intelligence.
Britannicus
Néron nous écoutait, Madame ! mais, hélas !
Vos yeux auraient pu feindre et ne m’abuser pas;
Ils pouvaient me nommer l’auteur de cet outrage.
L’amour est-il muet, ou n’a-t-il qu’un langage ?
De quel trouble un regard pouvait me préserver !
Il fallait…
Junie
Il fallait me taire et vous sauver.
Combien de fois, hélas ! puisqu’il faut vous le dire,
Mon cœur de son désordre allait-il vous instruire ?
De combien de soupirs interrompant le cours
Ai-je évité vos yeux que je cherchais toujours ?
Quel tourment de se taire en voyant ce qu’on aime,
De l’entendre gémir, de l’affliger soi-même,
Lorsque par un regard on peut le consoler !
Mais quels pleurs ce regard aurait-il fait couler !
Ah ! dans ce souvenir, inquiète, troublée,
Je ne me sentais pas assez dissimulée.
De mon front effrayé je craignais la pâleur,
Je trouvais mes regards trop pleins de ma douleur.
Sans cesse il me semblait que Néron en colère
Me venait reprocher trop de soin de vous plaire,
Je craignais mon amour vainement renfermé,
Enfin, j’aurais voulu n’avoir jamais aimé.
Hélas ! pour son bonheur, Seigneur, et pour le nôtre,
Il n’est que trop instruit de mon cœur et du vôtre !
Allez, encore un coup, cachez-vous à ses yeux:
Mon cœur plus à loisir vous éclaircira mieux.
De mille autres secrets j’aurais compte à vous rendre.
Britannicus
Ah ! n’en voilà que trop. C’est trop me faire entendre,
Madame, mon bonheur, mon crime, vos bontés.
Et savez-vous pour moi tout ce que vous quittez ?
Quand pourrai-je à vos pieds expier ce reproche ?
Junie
Que faites-vous ? Hélas ! votre rival s’approche.
La pièce de Théâtre Britannicus par Jean Racine.