Britannicus ACTE II Scène II
Néron, Narcisse
Narcisse
Grâces aux dieux, Seigneur, Junie entre vos mains
Vous assure aujourd’hui le reste des Romains.
Vos ennemis, déchus de leur vaine espérance,
Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance.
Mais que vois-je ? Vous-même, inquiet, étonné,
Plus que Britannicus paraissez consterné.
Que présage à mes yeux cette tristesse obscure
Et ces sombres regards errant à l’aventure ?
Tout vous rit: la fortune obéit à vos vœux.
Néron
Narcisse, c’en est fait, Néron est amoureux.
Narcisse
Vous ?
Néron
Depuis un moment, mais pour toute ma vie,
J’aime, que dis-je, aimer ? j’idolâtre Junie !
Narcisse
Vous l’aimez ?
Néron
Excité d’un désir curieux,
Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes,
Belle, sans ornements, dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.
Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs,
Relevaient de ses yeux les timides douceurs,
Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,
J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue:
Immobile, saisi d’un long étonnement,
Je l’ai laissé passer dans son appartement.
J’ai passé dans le mien. C’est là que, solitaire,
De son image en vain j’ai voulu me distraire.
Trop présente à mes yeux je croyais lui parler,
J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce;
J’employais les soupirs, et même la menace.
Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.
Mais je m’en fais peut-être une trop belle image,
Elle m’est apparue avec trop d’avantage:
Narcisse, qu’en dis-tu ?
Narcisse
Quoi, Seigneur ? croira-t-on
Qu’elle ait pu si longtemps se cacher à Néron ?
Néron
Tu le sais bien, Narcisse. Et soit que sa colère
M’imputât le malheur qui lui ravit son frère,
Soit que son cœur, jaloux d’une austère fierté,
Enviât à nos yeux sa naissante beauté,
Fidèle à sa douleur, et dans l’ombre enfermée,
Elle se dérobait même à sa renommée.
Et c’est cette vertu, si nouvelle à la cour,
Dont la persévérance irrite mon amour.
Quoi, Narcisse ? tandis qu’il n’est point de Romaine
Que mon amour n’honore et ne rende plus vaine,
Qui dès qu’à ses regards elle ose se fier,
Sur le cœur de César ne les vienne essayer,
Seule dans son palais la modeste Junie
Regarde leurs honneurs comme une ignominie,
Fuit, et ne daigne pas peut-être s’informer
Si César est aimable ou bien s’il sait aimer ?
Dis-moi: Britannicus l’aime-t-il ?
Narcisse
Quoi ! s’il l’aime,
Seigneur ?
Néron
Si jeune encor, se connaît-il lui-même ?
D’un regard enchanteur connaît-il le poison ?
Narcisse
Seigneur, l’amour toujours n’attend pas la raison.
N’en doutez point, il l’aime. Instruits par tant de charmes,
Ses yeux sont déjà faits à l’usage des larmes.
À ses moindres désirs il sait s’accommoder,
Et peut-être déjà sait-il persuader.
Néron
Que dis-tu ? Sur son cœur il aurait quelque empire ?
Narcisse
Je ne sais. Mais, Seigneur, ce que je puis vous dire,
Je l’ai vu quelquefois s’arracher de ces lieux,
Le cœur plein d’un courroux qu’il cachait à vos yeux,
D’une cour qui le fuit pleurant l’ingratitude,
Las de votre grandeur et de sa servitude,
Entre l’impatience et la crainte flottant,
Il allait voir Junie, et revenait content.
Néron
D’autant plus malheureux qu’il aura su lui plaire,
Narcisse, il doit plutôt souhaiter sa colère.
Néron impunément ne sera pas jaloux.
Narcisse
Vous ? Et de quoi, Seigneur, vous inquiétez-vous ?
Junie a pu le plaindre et partager ses peines:
Elle n’a vu couler de larmes que les siennes.
Mais aujourd’hui, Seigneur, que ses yeux dessillés
Regardant de plus près l’éclat dont vous brillez,
Verront autour de vous les rois sans diadème,
Inconnus dans la foule, et son amant lui-même,
Attachés sur vos yeux s’honorer d’un regard
Que vous aurez sur eux fait tomber au hasard;
Quand elle vous verra, de ce degré de gloire,
Venir en soupirant avouer sa victoire:
Maître, n’en doutez point, d’un cœur déjà charmé,
Commandez qu’on vous aime, et vous serez aimé.
Néron
À combien de chagrins il faut que je m’apprête !
Que d’importunités !
Narcisse
Quoi donc ? qui vous arrête,
Seigneur ?
Néron
Tout: Octavie, Agrippine, Burrhus,
Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus.
Non que pour Octavie un reste de tendresse
M’attache à son hymen et plaigne sa jeunesse:
Mes yeux, depuis longtemps fatigués de ses soins,
Rarement de ses pleurs daignent être témoins;
Trop heureux, si bientôt la faveur d’un divorce
Me soulageait d’un joug qu’on m’imposa par force !
Le ciel même en secret semble la condamner:
Ses vœux, depuis quatre ans, ont beau l’importuner,
Les dieux ne montrent point que sa vertu les touche:
D’aucun gage, Narcisse, ils n’honorent sa couche;
L’empire vainement demande un héritier.
Narcisse
Que tardez-vous, Seigneur, à la répudier ?
L’empire, votre cœur, tout condamne Octavie.
Auguste, votre aïeul, soupirait pour Livie:
Par un double divorce ils s’unirent tous deux,
Et vous devez l’empire à ce divorce heureux.
Tibère, que l’hymen plaça dans sa famille,
Osa bien à ses yeux répudier sa fille.
Vous seul, jusques ici contraire à vos désirs,
N’osez par un divorce assurer vos plaisirs.
Néron
Et ne connais-tu pas l’implacable Agrippine ?
Mon amour inquiet déjà se l’imagine
Qui m’amène Octavie, et d’un œil enflammé
Atteste les saints droits d’un nœud qu’elle a formé;
Et portant à mon cœur des atteintes plus rudes,
Me fait un long récit de mes ingratitudes.
De quel front soutenir ce fâcheux entretien ?
Narcisse
N’êtes-vous pas, Seigneur, votre maître et le sien ?
Vous verrons-nous toujours trembler sous sa tutelle ?
Vivez, régnez pour vous: c’est trop régner pour elle.
Craignez-vous ? Mais, Seigneur, vous ne la craignez pas:
Vous venez de bannir le superbe Pallas,
Pallas, dont vous savez qu’elle soutient l’audace.
Néron
Éloigné de ses yeux, j’ordonne, je menace,
J’écoute vos conseils, j’ose les approuver;
Je m’excite contre elle, et tâche à la braver:
Mais (je t’expose ici mon âme toute nue)
Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,
Soit que je n’ose encor démentir le pouvoir
De ces yeux où j’ai lu si longtemps mon devoir;
Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire fidèle
Lui soumettre en secret tout ce que je tiens d’elle,
Mais enfin mes efforts ne me servent de rien:
Mon génie étonné tremble devant le sien.
Et c’est pour m’affranchir de cette dépendance,
Que je la fuis partout, que même je l’offense,
Et que de temps en temps j’irrite ses ennuis,
Afin qu’elle m’évite autant que je la fuis.
Mais je t’arrête trop. Retire-toi, Narcisse;
Britannicus pourrait t’accuser d’artifice.
Narcisse
Non, non; Britannicus s’abandonne à ma foi;
Par son ordre, Seigneur, il croit que je vous voi,
Que je m’informe ici de tout ce qui le touche,
Et veut de vos secrets être instruit par ma bouche.
Impatient surtout de revoir ses amours,
Il attend de mes soins ce fidèle secours.
Néron
J’y consens; porte-lui cette douce nouvelle:
Il la verra.
Narcisse
Seigneur, bannissez-le loin d’elle.
Néron
J’ai mes raisons, Narcisse; et tu peux concevoir
Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir.
Cependant vante-lui ton heureux stratagème,
Dis-lui qu’en sa faveur on me trompe moi-même,
Qu’il la voit sans mon ordre. On ouvre: la voici.
Va retrouver ton maître, et l’amener ici.
La pièce de Théâtre Britannicus par Jean Racine.