Les Caractères Discours sur Théophraste
Je n’estime pas que l’homme soit capable de former dans son esprit un projet plus vain et plus chimérique que de prétendre, en écrivant de quelque art ou de quelque science que ce soit, échapper à toute sorte de critique et enlever les suffrages de tous ses lecteurs.
Car, sans m’étendre sur la différence des esprits des hommes, aussi prodigieuse en eux que celle de leurs visages, qui fait goûter aux uns les choses de spéculation et aux autres celles de pratique, qui fait que quelques-uns cherchent dans les livres à exercer leur imagination, quelques autres à former leur jugement, qu’entre ceux qui lisent, ceux-ci aiment à être forcés par la démonstration, et ceux-là veulent entendre délicatement, ou former des raisonnements et des conjectures, je me renferme seulement dans cette science qui décrit les mœurs, qui examine les hommes, et qui développe leurs caractères, et j’ose dire que sur les ouvrages qui traitent des choses qui les touchent de si près, et où il ne s’agit que d’eux-mêmes, ils sont encore extrêmement difficiles à contenter.
Les Caractères de Théophraste
J’ai admiré souvent, et j’avoue que je ne puis encore comprendre, quelque sérieuse réflexion que je fasse, pourquoi toute la Grèce étant placée sous un même ciel et les Grecs nourris et élevés de la même manière, il se trouve néanmoins si peu de ressemblance dans leurs mœurs. Puis donc, mon cher Policlès, qu’à l’âge de quatre-vingt-dix neuf ans où je me trouve j’ai assez vécu pour connaître les hommes, que j’ai vu d’ailleurs pendant le cours de ma vie toutes sortes de personnes et de divers tempéraments, et que je me suis toujours attaché à étudier les hommes vertueux comme ceux qui n’étaient connus que par leurs vices, il semble que j’ai dû marquer les caractères des uns et des autres, et ne me pas contenter de peindre les Grecs en général, mais même de toucher ce qui est personnel et ce que plusieurs d’entre eux paraissent avoir de plus familier. J’espère, mon cher Policlès, que cet ouvrage sera utile à ceux qui viendront après nous: il leur tracera des modèles qu’ils pourront suivre, il leur apprendra à faire le discernement de ceux avec qui ils doivent lier quelque commerce, et dont l’émulation les portera à imiter leur sagesse et leurs vertus. Ainsi je vais entrer en matière, c’est à vous de pénétrer dans mon sens, et d’examiner avec attention si la vérité se trouve dans mes paroles; et sans faire une plus longue préface, je parlerai d’abord de la dissimulation, je définirai ce vice, je dirai ce que c’est qu’un homme dissimulé, je décrirai ses mœurs, et je traiterai ensuite des autres passions, suivant le projet que j’en ai fait.
Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle
Je rends au public ce qu’il m’a prêté; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage: il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable, et qu’il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ai fait de lui d’après nature, et s’il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s’en corriger. C’est l’unique fin que l’on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l’on doit moins se promettre; mais comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher: ils seraient peut-être pires, s’ils venaient à manquer de censeurs ou de critiques; c’est ce qui fait que l’on prêche et que l’on écrit. L’orateur et l’écrivain ne sauraient vaincre la joie qu’ils ont d’être applaudis; mais ils devraient rougir d’eux-mêmes s’ils n’avaient cherché par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges; outre que l’approbation la plus sûre et la moins équivoque est le changement de mœurs et la réformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent. On ne doit parler, on ne doit écrire que pour l’instruction; et s’il arrive que l’on plaise, il ne faut pas néanmoins s’en repentir, si cela sert à insinuer et à faire recevoir les vérités qui doivent instruire.
Des Ouvrages de l’esprit
Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé; l’on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d’entre les modernes.
Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments; c’est une trop grande entreprise.
C’est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule: il faut plus que de l’esprit pour être auteur. Un magistrat allait par son mérite à la première dignité, il était homme délié et pratique dans les affaires: il a fait imprimer un ouvrage moral, qui est rare par le ridicule.
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Les Caractères Du Mérite personnel
Qui peut, avec les plus rares talents et le plus excellent mérite, n’être pas convaincu de son inutilité, quand il considère qu’il laisse en mourant un monde qui ne se sent pas de sa perte, et où tant de gens se trouvent pour le remplacer ?
De bien des gens il n’y a que le nom qui vale quelque chose. Quand vous les voyez de fort près, c’est moins que rien; de loin, ils imposent.
Tout persuadé que je suis que ceux que l’on choisit pour de différents emplois, chacun selon son génie et sa profession, font bien, je me hasarde de dire qu’il se peut faire qu’il y ait au monde plusieurs personnes, connues ou inconnues, que l’on n’emploie pas, qui feraient très bien; et je suis induit à ce sentiment par le merveilleux succès de certaines gens que le hasard seul a placés, et de qui jusques alors on n’avait pas attendu de fort grandes choses.
Combien d’hommes admirables, et qui avaient de très beaux génies, sont morts sans qu’on en ait parlé ! Combien vivent encore dont on ne parle point, et dont on ne parlera jamais !
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Les Caractères Des Femmes
Les hommes et les femmes conviennent rarement sur le mérite d’une femme: leurs intérêts sont trop différents. Les femmes ne se plaisent point les unes aux autres par les mêmes agréments qu’elles plaisent aux hommes: mille manières qui allument dans ceux-ci les grandes passions, forment entre elles l’aversion et l’antipathie.
Il y a dans quelques femmes une grandeur artificielle, attachée au mouvement des yeux, à un air de tête, aux façons de marcher, et qui ne va pas plus loin; un esprit éblouissant qui impose, et que l’on n’estime que parce qu’il n’est pas approfondi. Il y a dans quelques autres une grandeur simple, naturelle, indépendante du geste et de la démarche, qui a sa source dans le cœur, et qui est comme une suite de leur haute naissance; un mérite paisible, mais solide, accompagné de mille vertus qu’elles ne peuvent couvrir de toute leur modestie, qui échappent, et qui se montrent à ceux qui ont des yeux.
J’ai vu souhaiter d’être fille, et une belle fille, depuis treize ans jusques à vingt-deux, et après cet âge, de devenir un homme.
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