Andromaque ACTE troisième Scène VI
Andromaque par Jean Racine
Pyrrhus, Andromaque, Phœnix, Céphise.
Pyrrhus, à Phœnix.
Où donc est la princesse ?
Ne m’avais-tu pas dit qu’elle était en ces lieux ?
Phœnix
Je le croyais.
Andromaque, à Céphise.
Tu vois le pouvoir de mes yeux !
Pyrrhus
Que dit-elle, Phœnix ?
Andromaque
Hélas ! tout m’abandonne.
Phœnix
Allons, Seigneur, marchons sur les pas d’Hermione.
Céphise
Qu’attendez-vous ? Rompez ce silence obstiné.
Andromaque
Il a promis mon fils.
Céphise
Il ne l’a pas donné.
Andromaque
Non, non, j’ai beau pleurer, sa mort est résolue.
Pyrrhus
Daigne-t-elle sur nous tourner au moins la vue ?
Quel orgueil !
Andromaque
Je ne fais que l’irriter encor.
Sortons.
Pyrrhus
Allons aux Grecs livrer le fils d’Hector.
Andromaque
Ah ! Seigneur, arrêtez ! Que prétendez-vous faire ?
Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mère !
Vos serments m’ont tantôt juré tant d’amitié !
Dieux ! ne pourrai-je au moins toucher votre pitié ?
Sans espoir de pardon m’avez-vous condamnée ?
Pyrrhus
Phœnix vous le dira, ma parole est donnée.
Andromaque
Vous qui braviez pour moi tant de périls divers !
Pyrrhus
J’étais aveugle alors; mes yeux se sont ouverts.
Sa grâce à vos désirs pouvait être accordée;
Mais vous ne l’avez pas seulement demandée:
C’en est fait.
Andromaque
Ah ! Seigneur ! vous entendiez assez
Des soupirs qui craignaient de se voir repoussés.
Pardonnez à l’éclat d’une illustre fortune
Ce reste de fierté qui craint d’être importune.
Vous ne l’ignorez pas: Andromaque, sans vous,
N’aurait jamais d’un maître embrassé les genoux.
Pyrrhus
Non, vous me haïssez; et dans le fond de l’âme
Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme.
Ce fils même, ce fils, l’objet de tant de soins,
Si je l’avais sauvé, vous l’en aimeriez moins.
La haine, le mépris, contre moi tout s’assemble;
Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble.
Jouissez à loisir d’un si noble courroux.
Allons, Phœnix.
Andromaque
Allons rejoindre mon époux.
Céphise
Madame…
Andromaque
Et que veux-tu que je lui dise encore ?
Auteur de tous mes maux, crois-tu qu’il les ignore ?
Seigneur, voyez l’état où vous me réduisez.
J’ai vu mon père mort et nos murs embrasés;
J’ai vu trancher les jours de ma famille entière,
Et mon époux sanglant traîné sur la poussière,
Son fils seul avec moi, réservé pour les fers.
Mais que ne peut un fils ? Je respire, je sers.
J’ai fait plus: je me suis quelquefois consolée
Qu’ici, plutôt qu’ailleurs, le sort m’eût exilée;
Qu’heureux dans son malheur, le fils de tant de rois,
Puisqu’il devait servir, fût tombé sous vos lois.
J’ai cru que sa prison deviendrait son asile.
Jadis Priam soumis fut respecté d’Achille:
J’attendais de son fils encor plus de bonté.
Pardonne, cher Hector, à ma crédulité !
Je n’ai pu soupçonner ton ennemi d’un crime;
Malgré lui-même enfin je l’ai cru magnanime.
Ah ! s’il l’était assez pour nous laisser du moins
Au tombeau qu’à ta cendre ont élevé mes soins,
Et que finissant là sa haine et nos misère,
Il ne séparât point des dépouilles si chères !
Pyrrhus
Va m’attendre, Phœnix.
La pièce de Théâtre Andromaque par Jean Racine.