Quand le drapeau français, que la gloire illumine,
S’envola du sommet de nos murs en ruine,
Au milieu des navrants sanglots d’un peuple enfant,
Que l’Amérique avait toujours vu triomphant,
Aux bords du Saint-Laurent, dédaignés de Voltaire
Et convoités depuis cent ans par l’Angleterre,
Nos ancêtres n’étaient que soixante milliers
De soldats défricheurs sans pain et sans souliers.
Ne pouvant repasser les flots de l’Atlantique
Et retourner aux champs de la patrie antique,
Dont ils devaient sans fin garder le souvenir,
Abhorrant leurs vainqueurs, redoutant l’avenir,
Attirés par l’éclat de la terre voisine,
Où l’arbre du Progrès étendait sa racine,
Où le soleil plus chaud fait les prés plus féconds,
Les Canadiens songeaient à fuir des bois profonds
Qui naguère tombaient sous la cognée active,
Pour s’en aller planter leurs tentes sur la rive
Qu’abrite maintenant l’étendard étoilé.
Mais les nobles pasteurs du troupeau désolé
Qu’à sa vieille rivale abandonnait la France,
Elevèrent la voix, montrant le gouffre immense
Où sa langue, ses mœurs et sa foi pourraient choir,
S’il allait lâchement déserter le terroir
Qu’à la pointe du soc, et tout fiers de leur rôle,
Avaient jadis conquis les enfants de la Gaule.
Aussi, prêtant l’oreille aux avertissements
Que leur donnaient ces chefs généreux et cléments,
Qui, tout émus encor des récentes batailles,
Étouffaient dans leur cœur la voix des représailles
Et de leurs conquérants pardonnaient les affronts,
Nos pères, résignés, inclinèrent leurs fronts
Devant l’arrêt du sort, et, sans trahir la France,
Au drapeau d’Albion jurèrent allégeance,
Et restèrent aux bords fécondés de leur sang.
Toujours ainsi guidé, notre peuple naissant
Prodigieusement, prospéra sous l’égide
D’une puissance aussi vaillante que rigide.
Sa loyauté fut sainte, et, lorsque l’étranger
Traversa la frontière, on le vit se ranger,
Plein de tout l’ancien feu de son ardeur guerrière,
Sous les plis glorieux des couleurs d’Angleterre ;
On vit Salaberry, nouveau Léonidas
Sauvant la colonie avec trois cents soldats,
De son sabre tracer le nom d’une victoire
Dont éternellement s’étonnera l’Histoire,
Et montrer aux Saxons tout fiers de son succès
Qu’en nos veines toujours coulait le sang français,
Que nous n’avions perdu rien de la mâle audace
Qui fit sous tous les cieux triompher notre race,
Et que nous avions droit de marcher à côté
Des vainqueurs dont le cœur bat pour la liberté.
Grâce à la loyauté que ces fervents apôtres
Avaient enracinée au fond du cœur des nôtres,
Albion conserva le plus brillant fleuron
Qui jamais resplendît à son auguste front ;
Un peuple nouveau-né, menacé du naufrage,
Sut rester à son poste et conjurer l’orage ;
Et ce peuple, arraché par miracle au péril
Comme autrefois l’enfant Moïse sur le Nil,
Ne veut, pour lui montrer sa route, d’autres guides,
Sur les bords du grand fleuve et des grands lacs limpides,
Que les soldats du Christ. Et ces preux, constamment
Emportés par le zèle et par le dévoûment,
S’enfoncent sous les bois, suivis de gars robustes,
Pour qui nos pins géants ne sont que des arbustes,
Et sous l’effort vaillant de ces hommes de fer
La vaste forêt croule avec un bruit d’enfer,
Et partout où dormait la solitude vierge
Un hameau se profile, un blanc clocher émerge.
Parfois un des prélats dont nous sommes si fiers
Quitte un instant nos bords et traverse les mers :
Il va fouler les champs radieux et prospères
D’où sont venus jadis ceux qui furent nos pères,
Et prosterner son front auguste et vénéré
Sur le sol que le sang de Jeanne a consacré.
Au pied des monuments de France et d’Italie,
Dans un rêve extatique il se plonge et s’oublie ;
À des sources de foi, d’espérance et d’honneur
Il rafraîchit son âme, il retrempe son cœur,
Il savoure le pur parfum de la prière.
Sous les plafonds du Louvre ou les arcs de Saint-Pierre,
Avide d’idéal, il grise son regard
De tout l’enivrement prodigieux de l’Art ;
Il puise au Colisée, à la Sainte-Chapelle,
Dans la Ville-Lumière et la Ville Éternelle,
Éblouissant ses yeux de leur rayonnement,
Une nouvelle ardeur, un nouveau dévoûment,
Pour veiller et lutter pour son troupeau qui prie,
Pour aimer et servir l’Église et la Patrie.
Et nous brûlons d’aller saluer son retour,
Car nous lui conservons ici tout notre amour,
Nous craignons, au bercail, le loup cherchant sa proie.
Et, comme les brebis qui tressaillent de joie
En voyant reparaître au lointain le berger
Qui les aime et les tient à l’abri du danger
Dont le fauve, aux aguets, les menace sans cesse,
Nos cœurs reconnaissants palpitent d’allégresse,
Lorsque notre œil, sondant l’immensité des eaux,
Découvre à l’horizon les voiles des vaisseaux
Ramenant sous nos cieux ces absents vénérables.
Oui, nous les chérissons, au pays des érables,
Les confesseurs du Christ, que de nouveaux Judas
Sur des bords étrangers couvrent de leurs crachats.
Et comment pourrions-nous ne pas chérir ces hommes ?
Patriotes, ils nous ont faits ce que nous sommes ;
Pour nous ils ont souffert, pour nous ils ont lutté ;
Et si nous jouissons de cette liberté
Qui fait de notre plage une terre bénie,
Si nous avons jadis vaincu la tyrannie,
Si d’un siècle fécond nous voyons les éclairs
Illuminer nos champs, nos forêts et nos mers,
Si nous restons toujours ce qu’étaient les ancêtres,
Nous devons ces bienfaits augustes à nos prêtres.
Oui, grâce à ces pasteurs, le flambeau du Progrès
Rayonne sur nos eaux, nos bois et nos guérets.
Plus de désert sans fin ! plus de plaine inféconde !
Où le fauve hurlait la vapeur siffle ou gronde.
Partout les Édisons changent les nuits en jours,
Les champs dressent leurs blés et les cités leurs tours ;
Où fumait le wigwam la coupole flamboie,
Des temples saints, où l’art chrétien déjà déploie
L’envergure de l’aigle ou le vol du condor,
Jusqu’au dais sidéral portent leurs flèches d’or ;
Et partout des foyers de science surgissent,
Des horizons nouveaux s’ouvrent et s’élargissent.
Vers son but notre race avance incessamment.
Quel fécond et superbe épanouissement !
Sur la scène, au prétoire, aux rostres, dans la chaire,
Le verbe des aïeux, cette langue si chère,
Pour qui nous avons tous si vaillamment lutté,
Cette langue d’amour, de force et de clarté,
Vibre avec la souplesse et la force dont vibre
La parole ou le chant d’une nation libre.
Ô la fécondité du vieil esprit gaulois !
Vaincus, nous triomphons et nous faisons nos lois ;
Notre forum, qu’emplit la foule souveraine,
Retentit des accents mâles des Démosthènes ;
Nos cathédrales ont leurs Listz et leurs Mozarts ;
Et Paris, le Paris des lettres et des arts,
Si prodigue parfois d’encens et d’harmonie,
Mais qui pour ceux-là seuls qu’a marqués le génie
Fait résonner sa lyre et brûler ses parfums,
Acclame nos sculpteurs, nos peintres, nos tribuns,
Redit l’écho divin des chants de nos poètes
Exaltant les succès ou pleurant les défaites
De Celle qui, là-bas, devra rester toujours
Notre mère. Oui, pour nous resplendissent des jours
D’abondance, de paix, d’orgueil, d’espoir et d’aise.
Quel avenir nous est promis ! quelle genèse !
Dans leur ascension vers le Beau, vers le Grand,
Rien ne peut arrêter les fils du Saint-Laurent.
Nulle race ne fut plus féconde et virile.
Hier encor nous étions à peine neuf cent mille,
Nous serons dans cent ans plus de vingt millions.
Nés d’un peuple chez qui bat le cœur des lions,
D’un peuple qui partout sème, fonde et délivre,
Aux bords laurentiens nous voulons faire vivre,
Sous le fier tricolore ou sous les fleurs de lis,
La France des Pasteurs, des Pascals, des Clovis.
Et, comme survécut cette France si belle
Aux cent coalitions qui fondirent sur elle,
Nous saurons résister à tout brutal effort
Tenté pour nous noyer ou changer notre sort,
Nous saurons déchirer tout drapeau tyrannique ;
Et nous accomplirons, sur le sol d’Amérique,
Pour la sainte Patrie et pour les saints Autels,
Des travaux glorieux, des travaux immortels
Comme tout ce qu’enfante une race choisie,
Immortels comme l’Art, la Foi, la Poésie,
Comme tout ce qui porte, ô sublime unité !
L’empreinte de la Gaule et de la Liberté !
Les Fleurs de givre
William Chapman