Et puis, je mentirais en parlant de mes larmes. Votre lettre m’a fait plaisir, bien plaisir, et c’est encore très gentil.
Vous avez la bonté de vous informer de mes travaux, de mes amours, de mes espoirs.
Les Confessions d’un enfant du cycle vont-elles bientôt paraître ? demandez-vous.
Et ma fameuse Légende des cycles, à quand sa mise en vente ? Entre parenthèses, j’ai ajouté à cette publication le sous-titre suivant, à la portée des plus humbles méninges: ou le Vélo à travers les âges.
Car le vélo, cher monsieur, n’est pas d’invention aussi récente que vous semblez le croire.
Des morceaux de silex me tombèrent sous la main dernièrement qui sont les fragments de vélocipèdes préhistoriques.
Sans remonter si haut, le tandem, ce fameux tandem dont vous faites votre dieu, était une machine courante (courante est le mot) à l’époque de la vieille Rome.
Une des marques les plus appréciées alors était le Quousque tandem dont se servait, à l’exclusion de tout autre, l’équipe des frères Catilina.
Quand Cicéron (voyez la première Catilinaire) avait parlé du Quousque tandem aux Catilina, il avait tout dit.
Et il ajoutait, ce Marcus Tullius, abutere patienta nostra, ce qui signifiait: Est-ce que l’équipe des frères Catilina ne nous fichera pas bientôt la paix avec leur dangereux Quousque tandem ?
Allusion transparente au recordium Roma-Tusculum établi, la veille, par les frères Catilina, recordium fertile en accidents de toute sorte: écrasement d’un puer en train d’abiger muscas, le cheval effrayé d’un vieux magister equitum, fraîchement débarqué des guerres puniques, etc., etc.
(De ces frères Catilina, l’histoire a conservé le nom d’un seul, Lucien, que les courtisanes appelaient familièrement Lulu.)
Cicéron, d’ailleurs, se couvrit de ridicule dans cette affaire. Il y mêla des noms qui n’avaient rien à y voir. O Tempora ! O Mores !
Le marquis de Morès est-il nécessaire de l’ajouter ? ne connaissait même pas Catilina de vue.
Le plus comique, c’est que Cicéron invectivait ainsi le Quousque tandem des frères Catilina… en hémicycle, lequel, ainsi que l’indique son nom, était une sorte de vélocipède composé de la moitié d’une roue. (Comme ça devait être commode de rouler là-dessus !)
Je travaille également à la reconstitution du célèbre Podâsocus Akilleus, d’Homère, et je compte bien démontrer que si cet Akilleus était, à ce point, podâsocus, c’est qu’il avait une bonne bécane entre les jambes.
De là, je remonterai aux ailes, dont la mythologie grecque affublait les pieds de Mercure.
Ce sera un jeu d’enfant pour moi d’établir que ces ailes sont la représentation symbolique de la pédale.
Rude tâche, monsieur, que de dissiper ces brumes !
J’y travaille sans relâche, ne m’interrompant que pour prier.
Au revoir, cher Ousquémont-Hyatt, et bon appétit.
Si vous avez l’heur de rencontrer, par les rues de Gand, notre excellent Maurice Mæterlinck, décochez-lui, de ma part, mille marques d’estime et de cordialité.
À Monsieur Ousquémont-Hyatt, à Gand
Deux et deux font cinq (2+2=5)
Alphonse Allais