Les Fourberies de Scapin ACTE II Scène 6
Les Fourberies de Scapin par Molière
Silvestre, Argante, Scapin.
Silvestre
Scapin, faites-moi connaître un peu cet Argante, qui est père d’Octave.
Scapin
Pourquoi, Monsieur ?
Silvestre
Je viens d’apprendre qu’il veut me mettre en procès, et faire rompre par justice le mariage de ma sœur.
Scapin
Je ne sais pas s’il a cette pensée; mais il ne veut point consentir aux deux cents pistoles que vous voulez, et il dit que c’est trop.
Silvestre
Par la mort ! par la tête ! par la ventre ! si je le trouve, je le veux échiner, dussé-je être roué tout vif.
Argante, pour n’être point vu, se tient en tremblant couvert de Scapin.
Scapin
Monsieur, ce père d’Octave a du cœur, et peut-être ne vous craindra-t-il point.
Silvestre
Lui ? lui ? Par la sang ! par la tête ! s’il était là, je lui donnerais tout à l’heure de l’épée dans le ventre. Qui est cet homme-là ?
Scapin
Ce n’est pas lui, Monsieur, ce n’est pas lui.
Silvestre
N’est-ce point quelqu’un de ses amis ?
Scapin
Non, Monsieur, au contraire, c’est son ennemi capital.
Silvestre
Son ennemi capital ?
Scapin
Oui.
Silvestre
Ah ! parbleu ! j’en suis ravi. Vous êtes ennemi, Monsieur, de ce faquin d’Argante,; eh ?
Scapin
Oui, oui, je vous en réponds.
Silvestre, lui prend rudement la main.
Touchez là, touchez. Je vous donne ma parole, et vous jure sur mon honneur, par l’épée que je porte, par tous les serments que je saurais faire, qu’avant la fin du jour je vous déferai de ce maraud fieffé, de ce faquin d’Argante. Reposez-vous sur moi.
Scapin
Monsieur, les violences en ce pays-ci ne sont guère souffertes.
Silvestre
Je me moque de tout, et je n’ai rien à perdre.
Scapin
Il se tiendra sur ses gardes assurément; et il a des parents, des amis, et des domestiques, dont il se fera un secours contre votre ressentiment.
Silvestre
C’est ce que je demande, morbleu ! c’est ce que je demande. (Il met l’épée à la main, et pousse de tous les côtés, comme s’il y avait plusieurs personnes devant lui.) Ah, tête ! ah, ventre ! Que ne le trouvé-je à cette heure avec tout son secours ! Que ne paraît-il à mes yeux au milieu de trente personnes ! Que ne les vois-je fondre sur moi les armes à la main ! Comment, marauds, vous avez la hardiesse de vous attaquer à moi ? Allons, morbleu ! tue, point de quartier. Donnons. Ferme. Poussons. Bon pied, bon œil. Ah ! coquins, ah ! canaille, vous en voulez par là; je vous en ferai tâter votre soûl. Soutenez, marauds, soutenez. Allons. À cette botte. À cette autre. À celle-ci. À celle-là. Comment, vous reculez ? Pied ferme, morbleu ! pied ferme.
Scapin
Eh, eh, eh ! Monsieur, nous n’en sommes pas.
Silvestre
Voilà qui vous apprendra à vous oser jouer à moi.
Scapin
Hé bien, vous voyez combien de personnes tuées pour deux cents pistoles. Oh sus ! je vous souhaite une bonne fortune.
Argante, tout tremblant.
Scapin.
Scapin
Plaît-il ?
Argante
Je me résous à donner les deux cents pistoles.
Scapin
J’en suis ravi, pour l’amour de vous.
Argante
Allons le trouver, je les ai sur moi.
Scapin
Vous n’avez qu’à me les donner. Il ne faut pas pour votre honneur que vous paraissiez là, après avoir passé ici pour autre que ce que vous êtes; et de plus, je craindrais qu’en vous faisant connaître, il n’allât s’aviser de vous demander davantage.
Argante
Oui; mais j’aurais été bien aise de voir comme je donne mon argent.
Scapin
Est-ce que vous vous défiez de moi ?
Argante
Non pas, mais…
Scapin
Parbleu, Monsieur, je suis un fourbe, ou je suis honnête homme: c’est l’un des deux. Est-ce que je voudrais vous tromper, et que dans tout ceci j’ai d’autre intérêt que le vôtre, et celui de mon maître, à qui vous voulez vous allier ? Si je vous suis suspect, je ne me mêle plus de rien, et vous n’avez qu’à chercher, dès cette heure, qui accommodera vos affaires.
Argante
Tiens donc.
Scapin
Non, Monsieur, ne me confiez point votre argent. Je serai bien aise que vous vous serviez de quelque autre.
Argante
Mon Dieu ! tiens.
Scapin
Non, vous dis-je, ne vous fiez point à moi. Que sait-on si je ne veux point vous attraper votre argent ?
Argante
Tiens, te dis-je, ne me fais point contester davantage. Mais songe à bien prendre tes sûretés avec lui.
Scapin
Laissez-moi faire, il n’a pas affaire à un sot.
Argante
Je vais t’attendre chez moi.
Scapin
Je ne manquerai pas d’y aller. (Seul.) Et un. Je n’ai qu’à chercher l’autre. Ah !, ma foi, le voici. Il semble que le Ciel, l’un après l’autre, les amène dans mes filets.
Les Fourberies de Scapin par Jean Baptiste Poquelin: Molière
Une pièce de théâtre de Molière