Les Fourberies de Scapin ACTE II Scène 7
Les Fourberies de Scapin par Molière
Géronte, Scapin.
Scapin
Ô Ciel ! ô disgrâce imprévue ! ô misérable père ! Pauvre Géronte, que feras-tu ?
Géronte
Que dit-il là de moi, avec ce visage affligé ?
Scapin
N’y a-t-il personne qui puisse me dire où est le seigneur Géronte ?
Géronte
Qu’y a-t-il, Scapin ?
Scapin
Où pourrai-je le rencontrer, pour lui dire cette infortune ?
Géronte
Qu’est-ce que c’est donc ?
Scapin
En vain je cours de tous côtés pour le pouvoir trouver.
Géronte
Me voici.
Scapin
Il faut qu’il soit caché en quelque endroit qu’on ne puisse point deviner.
Géronte
Holà ! es-tu aveugle, que tu ne me vois pas ?
Scapin
Ah ! Monsieur, il n’y a pas moyen de vous rencontrer.
Géronte
Il y a une heure que je suis devant toi. Qu’est-ce que c’est donc qu’il y a ?
Scapin
Monsieur…
Géronte
Quoi ?
Scapin
Monsieur, votre fils…
Géronte
Hé bien ! mon fils…
Scapin
Est tombé dans une disgrâce la plus étrange du monde.
Géronte
Et quelle ?
Scapin
Je l’ai trouvé tantôt tout triste, de je ne sais quoi que vous lui avez dit, où vous m’avez mêlé assez mal à propos; et cherchant à divertir cette tristesse, nous nous sommes allés promener sur le port. Là, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux sur une galère turque assez bien équipée. Un jeune Turc de bonne mine nous a invités d’y entrer, et nous a présenté la main. Nous y avons passé; il nous a fait mille civilités, nous a donné la collation, où nous avons mangé des fruits les plus excellents qui se puissent voir, et bu du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde.
Géronte
Qu’y a-t-il de si affligeant en tout cela ?
Scapin
Attendez, Monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galère en mer, et, se voyant éloigné du port, il m’a fait mettre dans un esquif, et m’envoie vous dire que si vous ne lui envoyez par moi tout à l’heure cinq cents écus, il va vous emmener votre fils en Alger.
Géronte
Comment, diantre ! cinq cents écus ?
Scapin
Oui, Monsieur; et de plus, il ne m’a donné pour cela que deux heures.
Géronte
Ah ! le pendard de Turc, m’assassiner de la façon !
Scapin
C’est à vous, Monsieur, d’aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse.
Géronte
Que diable allait-il faire dans cette galère ?
Scapin
Il ne songeait pas à ce qui est arrivé.
Géronte
Va-t’en, Scapin, va-t’en vite dire à ce Turc que je vais envoyer la justice après lui.
Scapin
La justice en pleine mer ! Vous moquez-vous des gens ?
Géronte
Que diable allait-il faire dans cette galère ?
Scapin
Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes.
Géronte
Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici l’action d’un serviteur fidèle.
Scapin
Quoi, Monsieur ?
Géronte
Que tu ailles dire à ce Turc, qu’il me renvoie mon fils, et que tu te mets à sa place jusqu’à ce que j’aie amassé la somme qu’il demande.
Scapin
Eh ! Monsieur, songez-vous à ce que vous dites ? et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens que d’aller recevoir un misérable comme moi à la place de votre fils ?
Géronte
Que diable allait-il faire dans cette galère ?
Scapin
Il ne devinait pas ce malheur. Songez, Monsieur, qu’il ne m’a donné que deux heures.
Géronte
Tu dis qu’il demande…
Scapin
Cinq cents écus.
Géronte
Cinq cents écus ! N’a-t-il point de conscience ?
Scapin
Vraiment oui, de la conscience à un Turc.
Géronte
Sait-il bien ce que c’est que cinq cents écus ?
Scapin
Oui, Monsieur, il sait que c’est mille cinq cents livres.
Géronte
Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d’un cheval ?
Scapin
Ce sont des gens qui n’entendent point de raison.
Géronte
Mais que diable allait-il faire à cette galère ?
Scapin
Il est vrai; mais quoi ? on ne prévoyait pas les choses. De grâce, Monsieur, dépêchez.
Géronte
Tiens, voilà la clef de mon armoire.
Scapin
Bon.
Géronte
Tu l’ouvriras.
Scapin
Fort bien.
Géronte
Tu trouveras une grosse clef du côté gauche, qui est celle de mon grenier.
Scapin
Oui.
Géronte
Tu iras prendre toutes les hardes qui sont dans cette grande manne, et tu les vendras aux fripiers, pour aller racheter mon fils.
Scapin, en lui rendant la clef.
Eh, Monsieur ! rêvez-vous ? Je n’aurais pas cent francs de tout ce que vous dites; et de plus, vous savez le peu de temps qu’on m’a donné.
Géronte
Mais que diable allait-il faire à cette galère ?
Scapin
Oh ! que de paroles perdues ! Laissez là cette galère, et songez que le temps presse, et que vous courez risque de perdre votre fils. Hélas ! mon pauvre maître, peut-être que je ne te verrai de ma vie, et qu’à l’heure que je parle, on t’emmène esclave en Alger. Mais le Ciel me sera témoin que j’ai fait pour toi tout ce que j’ai pu; et que si tu manques à être racheté, il n’en faut accuser que le peu d’amitié d’un père.
Géronte
Attends, Scapin, je m’en vais quérir cette somme.
Scapin
Dépêchez donc vite, Monsieur, je tremble que l’heure ne sonne.
Géronte
N’est-ce pas quatre cents écus que tu dis ?
Scapin
Non: cinq cents écus.
Géronte
Cinq cents écus ?
Scapin
Oui.
Géronte
Que diable allait-il faire à cette galère ?
Scapin
Vous avez raison, mais hâtez-vous.
Géronte
N’y avait-il point d’autre promenade ?
Scapin
Cela est vrai. Mais faites promptement.
Géronte
Ah ! maudite galère !
Scapin
Cette galère lui tient au cœur.
Géronte
Tiens, Scapin, je ne me souvenais pas que je viens justement de recevoir cette somme en or, et je ne croyais pas qu’elle dût m’être si tôt ravie. (Il lui présente sa bourse, qu’il ne laisse pourtant pas aller; et, dans ses transports il fait aller son bras de côté et d’autre, et Scapin le sien pour avoir la bourse.) Tiens. Va-t’en racheter mon fils.
Scapin
Oui, Monsieur.
Géronte
Mais dis à ce Turc que c’est un scélérat.
Scapin
Oui.
Géronte
Un infâme.
Scapin
Oui.
Géronte
Un homme sans foi, un voleur.
Scapin
Laissez-moi faire.
Géronte
Qu’il me tire cinq cents écus contre toute sorte de droit.
Scapin
Oui.
Géronte
Que je ne les lui donne ni à la mort, ni à la vie.
Scapin
Fort bien.
Géronte
Et que si jamais je l’attrape, je saurai me venger de lui.
Scapin
Oui.
Géronte, remet la bourse dans sa poche, et s’en va.
Va, va vite requérir mon fils.
Scapin, allant après lui.
Holà ! Monsieur.
Géronte
Quoi ?
Scapin
Où est donc cet argent ?
Géronte
Ne te l’ai-je pas donné ?
Scapin
Non vraiment, vous l’avez remis dans votre poche.
Géronte
Ah ! c’est la douleur qui me trouble l’esprit.
Scapin
Je le vois bien.
Géronte
Que diable allait-il faire dans cette galère ? Ah maudite galère ! Traître de Turc à tous les diables !
Scapin
Il ne peut digérer les cinq cents écus que je lui arrache; mais il n’est pas quitte envers moi, et je veux qu’il me paye en une autre monnaie l’imposture qu’il m’a faite auprès de son fils.
Les Fourberies de Scapin par Jean Baptiste Poquelin: Molière
Une pièce de théâtre de Molière