Les Précieuses ridicules Scène première
Les Précieuses ridicules par Jean Baptiste Poquelin: Molière
La Grange, Du Croisy.
Du Croisy
Seigneur La Grange…
La Grange
Quoi ?
Du Croisy
Regardez-moi un peu sans rire.
La Grange
Eh bien ?
Du Croisy
Que dites-vous de notre visite ? en êtes-vous fort satisfait ?
La Grange
À votre avis, avons-nous sujet de l’être tous deux ?
Du Croisy
Pas tout à fait, à dire vrai.
La Grange
Pour moi, je vous avoue que j’en suis tout scandalisé. A-t-on jamais vu, dites-moi, deux pecques provinciales faire plus les renchéries que celles-là, et deux hommes traités avec plus de mépris que nous ? À peine ont-elles pu se résoudre à nous faire donner des sièges. Je n’ai jamais vu tant parler à l’oreille qu’elles ont fait entre elles, tant bâiller, tant se frotter les yeux et demander tant de fois: “ quelle heure est-il ? ” Ont-elles répondu que oui et non à tout ce que nous avons pu leur dire ? Et ne m’avouerez-vous pas enfin que, quand nous aurions été les dernières personnes du monde, on ne pouvait nous faire pis qu’elles ont fait ?
Du Croisy
Il me semble que vous prenez la chose fort à cœur.
La Grange
Sans doute, je l’y prends, et de telle façon que je veux me venger de cette impertinence. Je connais ce qui nous a fait mépriser. L’air précieux n’a pas seulement infecté Paris, il s’est aussi répandu dans les provinces et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c’est un ambigu de précieuse et de coquette que leur personne. Je vois ce qu’il faut être pour en être bien reçu; et si vous m’en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce qui leur fera voir leur sottise et pourra leur apprendre à connaître un peu mieux leur monde.
Du Croisy
Et comment encore ?
La Grange
J’ai un certain valet, nommé Mascarille, qui passe, au sentiment de beaucoup de gens, pour une manière de bel esprit; car il n’y a rien à meilleur marché que le bel esprit maintenant. C’est un extravagant qui s’est mis dans la tête de vouloir faire l’homme de condition. Il se pique ordinairement de galanterie et de vers, et dédaigne les autres valets jusqu’à les appeler brutaux.
Du Croisy
Eh bien ! qu’en prétendez-vous faire ?
La Grange
Ce que j’en prétends faire ? Il faut… mais sortons d’ici auparavant.
Les Précieuses ridicules Scène première
Les Précieuses ridicules par Jean Baptiste Poquelin: Molière