IV
C’étaient des garçons de la même classe que Bénédict, sauf la supériorité de l’éducation qu’il avait sur eux, et dont ils étaient plus portés à lui faire un reproche qu’un avantage. Plusieurs d’entre eux n’étaient pas sans prétentions à la main d’Athénaïs.
—Bonne prise ! s’écria celui qui était monté sur un tertre pour découvrir l’arrivée des voitures; c’est mademoiselle Lhéry, la beauté de la Vallée-Noire.
—Doucement, Simonneau ! celle-là me revient; je lui fais la cour depuis un an. Par droit d’ancienneté, s’il vous plaît !
Celui qui parla ainsi était un grand et robuste garçon à l’œil noir, au teint cuivré, aux larges épaules; c’était le fils du plus riche marchand de bœufs du pays.
—C’est fort bien, Pierre Blutty, dit le premier, mais son futur est avec elle.
—Comment ? son futur ! s’écrièrent tous les autres.
—Sans doute; le cousin Bénédict.
—Ah ! Bénédict l’avocat, le beau parleur, le savant !
—Oh ! le père Lhéry lui donnera assez d’écus pour en faire quelque chose de bon.
—Il l’épouse ?
—Il l’épouse.
—Oh ! ce n’est pas fait !
—Les parents veulent, la fille veut; ce serait bien le diable si le garçon ne voulait pas.
—Il ne faut pas souffrir cela, vous autres, s’écria Georges Moret. Eh bien, oui ! nous aurions là un joli voisin ! Ce serait pour le coup qu’il se donnerait de grands airs, ce cracheur de grec. À lui la plus belle fille et la plus belle dot ? non, que Dieu me confonde plutôt !
—La petite est coquette, le grand pâle (c’est ainsi qu’ils appelaient Bénédict) n’est ni beau ni galant. C’est à nous d’empêcher cela ! Allons, frères, le plus heureux de nous régalera les autres le jour de ses noces. Mais, avant tout, il faut savoir à quoi nous en tenir sur les prétentions de Bénédict.
En parlant ainsi, Pierre Blutty s’avança vers le milieu du chemin, s’empara de la bride du cheval, et, l’ayant forcé de s’arrêter, présenta son salut et son invitation à la jeune fermière. Bénédict tenait à réparer son injustice envers elle; en outre, quoiqu’il ne se souciât pas de la disputer à ses nombreux rivaux, il était bien aise de les mortifier un peu. Il se pencha donc sur le devant de la carriole, de manière à leur cacher Athénaïs.
—Messieurs, ma cousine vous remercie de tout son cœur, leur dit-il; mais vous trouverez bon que la première contredanse soit pour moi. Elle vient de m’être promise, vous arrivez un peu tard.
Et, sans écouter une seconde proposition, il fouetta le cheval et entra dans le hameau en soulevant des tourbillons de poussière.
Athénaïs ne s’attendait pas à tant de joie; la veille et le matin encore Bénédict, qui ne voulait pas danser avec elle, avait feint d’avoir pris une entorse et de boiter. Quand elle le vit marcher à ses côtés d’un air résolu, son sein bondit de joie; car, outre qu’il eût été humiliant pour l’amour-propre d’une si jolie fille de ne pas ouvrir la danse avec son prétendu, Athénaïs aimait réellement Bénédict. Elle reconnaissait instinctivement toute sa supériorité sur elle, et, comme il entre toujours une bonne part de vanité dans l’amour, elle était flattée d’être destinée à un homme mieux élevé que tous ceux qui la courtisaient. Elle parut donc éblouissante de fraîcheur et de vivacité; sa parure, que Bénédict avait si sévèrement condamnée, sembla charmante à des goûts moins épurés. Les femmes en devinrent laides de jalousie, et les hommes proclamèrent Athénaïs Lhéry la reine du bal.
Cependant vers le soir cette brillante étoile pâlit devant l’astre plus pur et plus radieux de mademoiselle de Raimbault. En entendant ce nom passer de bouche en bouche, Bénédict, poussé par un sentiment de curiosité, suivit les flots d’admirateurs qui se jetaient sur ses pas. Pour la voir, il fut forcé de monter sur un piédestal de pierre brute surmonté d’une croix fort en vénération dans le village. Cet acte d’impiété, ou plutôt d’étourderie, attira les regards vers lui, et ceux de mademoiselle de Raimbault suivant la même direction que la foule, elle se présenta à lui de face et sans obstacle.
Elle ne lui plut pas. Il s’était fait un type de femme brune, pâle, ardente, espagnole, mobile, dont il ne voulait pas se départir. Mademoiselle Valentine ne réalisait point son idéal; elle était blanche, blonde, calme, grande, fraîche, admirablement belle de tous points. Elle n’avait aucun des défauts dont le cerveau malade de Bénédict s’était épris à la vue de ces œuvres d’art où le pinceau, en poétisant la laideur, l’a rendue plus attrayante que la beauté même. Et puis, mademoiselle de Raimbault avait une dignité douce et réelle qui imposait trop pour charmer au premier abord. Dans la courbe de son profil, dans la finesse de ses cheveux, dans la grâce de son cou, dans la largeur de ses blanches épaules, il y avait mille souvenirs de la cour de Louis XIV. On sentait qu’il avait fallu toute une race de preux pour produire cette combinaison de traits purs et nobles, toutes ces grâces presque royales, qui se révélaient lentement, comme celle du cygne jouant au soleil avec une langueur majestueuse.
Bénédict descendit de son poste au pied de la croix, et, malgré les murmures des bonnes femmes de l’endroit, vingt autres jeunes gens se succédèrent à cette place enviée qui permettait de voir et d’être vu. Bénédict se trouva, une heure après, porté vers mesdames de Raimbault. Son oncle, qui était occupé à leur parler chapeau bas, l’ayant aperçu, vint le prendre par le bras et le leur présenta.
Valentine était assise sur le gazon, entre sa mère la comtesse de Raimbault et sa grand’mère la marquise de Raimbault. Bénédict ne connaissait aucune de ces trois femmes; mais il avait ai souvent entendu parler d’elles à la ferme, qu’il s’attendait au salut dédaigneux et glacé de l’une, à l’accueil familier et communicatif de l’autre. Il semblait que la vieille marquise voulût réparer, à force de démonstrations, le silence méprisant de sa belle-fille. Mais, dans cette affectation de popularité, on retrouvait l’habitude d’une protection toute féodale.
—Comment ! c’est là Bénédict ? s’écria-t-elle, c’est là ce marmot que j’ai vu tout petit sur le sein de sa mère ? Eh ! bonjour, mon garçon ! je suis charmée de te voir si grand et si bien mis. Tu ressembles à ta mère que c’est effrayant. Ah ça, sais-tu que nous sommes d’anciennes connaissances ? tu es le filleul de mon pauvre fils, le général qui est mort à Waterloo. C’est moi qui t’ai fait présent de ton premier fourreau; mais, tu ne t’en souviens guère. Combien y a-t-il de cela ? Tu dois avoir au moins dix-huit ans ?
—J’en ai vingt-deux, Madame, répondit Bénédict.
—Sangodémi ! s’écria là marquise, déjà vingt-deux ans ! Voyez comme le temps passe ! Je te croyais de l’âge de ma petite-fille. Tu ne la connais pas, ma petite-fille ? Tiens, regarde-la; nous savons faire des enfants aussi, nous autres ! Valentine, dis donc bonjour à Bénédict; c’est le neveu du bon Lhéry, c’est le prétendu de ta petite camarade Athénaïs. Parle-lui, ma fille.
Cette interpellation pouvait se traduire ainsi: “Imite-moi, héritière de mon nom; sois populaire, afin de sauver ta tête à travers les révolutions à venir, comme j’ai su faire dans les révolutions passées.” Néanmoins, mademoiselle de Raimbault, soit adresse, soit usage, soit franchise, effaça, par son regard et son sourire, tout ce que la bienveillance impertinente de la marquise avait excité de colère dans l’âme de Bénédict. Il avait fixé sur elle des yeux hardis et railleurs; car sa fierté blessée avait fait disparaître un instant la timide sauvagerie de son âge. Mais l’expression de ce beau visage était si douce et si sereine, le son de cette voix si pur et si calmant, que le jeune homme baissa les yeux et devint rouge comme une jeune fille.
—Ah ! Monsieur, lui dit-elle, ce que je puis vous dire de plus sincère, c’est que j’aime Athénaïs comme ma sœur; ayez donc la bonté de me l’amener. Je la cherche depuis longtemps sans pouvoir la joindre. Je voudrais pourtant bien l’embrasser.
Bénédict s’inclina profondément et revint bientôt avec sa cousine. Athénaïs se promena à travers la fête, bras dessus bras dessous avec la noble fille des comtes de Raimbault. Quoiqu’elle affectât de trouver la chose toute naturelle et que Valentine la comprît ainsi, il lui fut impossible de cacher le triomphe de sa joie orgueilleuse en face de ces autres femmes qui l’enviaient en s’efforçant de la dénigrer.
Cependant la vielle donna le signal de la bourrée. Athénaïs s’était engagée cette fois à la danser avec celui des jeunes gens qui l’avait arrêtée sur le chemin. Elle pria mademoiselle de Raimbault de lui servir de vis-à-vis.
—J’attendrai pour cela qu’on m’invite, répondit Valentine en souriant.
—Eh bien donc ! Bénédict, s’écria vivement Athénaïs, allez inviter mademoiselle.
Bénédict intimidé consulta des yeux le visage de Valentine. Il lut dans sa douce et candide expression le désir d’accepter son offre. Alors il fit un pas vers elle. Mais tout à coup la comtesse sa mère lui saisit brusquement le bras en lui disant assez haut pour que Bénédict pût l’entendre:
—Ma fille, je vous défends de danser la bourrée avec tout autre qu’avec M. de Lansac.
Bénédict remarqua alors pour la première fois un grand jeune homme de la plus belle figure, qui donnait le bras à la comtesse; et il se rappela que ce nom était celui du fiancé de mademoiselle de Raimbault.
Il comprit bientôt le motif de l’effroi de sa mère. À un certain trille que la vielle exécute avant de commencer la bourrée, chaque danseur, selon un usage immémorial, doit embrasser sa danseuse. Le comte de Lansac, trop bien élevé pour se permettre cette liberté en public, transigea avec la coutume du Berri en baisant respectueusement la main de Valentine.
Ensuite le comte essaya quelques pas en avant et en arrière; mais sentant aussitôt qu’il ne pouvait saisir la mesure de cette danse, qu’il n’est donné à aucun étranger de bien exécuter, il s’arrêta et dit à Valentine:
—À présent, j’ai fait mon devoir, je vous ai installée ici selon la volonté de votre mère; mais je ne veux pas gâter votre plaisir par ma maladresse. Vous aviez un danseur tout prêt il y a un instant, permettez que je lui cède mes droits.
Et se tournant vers Bénédict:
—Voulez-vous bien me remplacer, Monsieur ? lui dit-il avec un ton d’exquise politesse. Vous vous acquitterez de mon rôle beaucoup mieux que moi.
Et comme Bénédict, partagé entre la timidité et l’orgueil, hésitait à prendre cette place, dont on lui avait ravi le plus beau droit:
—Allons, Monsieur, ajouta M. de Lansac avec aménité, vous serez assez payé du service que je vous demande, et c’est à vous peut-être à m’en remercier.
Bénédict ne se fit pas prier plus longtemps; la main de Valentine vint sans répugnance trouver la sienne qui tremblait. La comtesse était satisfaite de la manière diplomatique dont son futur gendre avait arrangé l’affaire; mais tout d’un coup le joueur de vielle, facétieux et goguenard comme le sont les vrais artistes, interrompt le refrain de la bourrée, et fait entendre avec une affectation maligne le trille impératif. Il est enjoint au nouveau danseur d’embrasser sa partenaire. Bénédict devient pâle et perd contenance. Le père Lhéry, épouvanté de la colère qu’il lit dans les yeux de la comtesse, s’élance vers le vielleux et le conjure de passer outre. Le musicien villageois n’écoute rien, triomphe au milieu des rires et des bravos, et s’obstine à ne reprendre l’air qu’après la formalité de rigueur. Les autres danseurs s’impatientent. Madame de Raimbault se prépare à emmener sa fille. Mais M. de Lansac, homme de cour et homme d’esprit, sentant tout le ridicule de cette scène, s’avance de nouveau vers Bénédict avec une courtoisie un peu moqueuse:
—Eh bien, Monsieur, lui dit-il, faudra-t-il encore vous autoriser à prendre un droit dont je n’avais pas osé profiter ? Vous n’épargnez rien à votre triomphe.
Bénédict imprima ses lèvres tremblantes sur les joues veloutées de la jeune comtesse. Un rapide sentiment d’orgueil et de plaisir l’anima un instant; mais il remarqua que Valentine, tout en rougissant, riait comme une bonne fille de toute cette aventure. Il se rappela qu’elle avait rougi aussi, mais qu’elle n’avait pas ri lorsque M. de Lansac lui avait baisé la main. Il se dit que ce beau comte, si poli, si adroit, si sensé, devait être aimé; et il n’eut plus aucun plaisir à danser avec elle, quoiqu’elle dansât la bourrée à merveille avec tout l’aplomb et le laisser-aller d’une villageoise.
Mais Athénaïs y portait encore plus de charme et de coquetterie; sa beauté était du genre de celles qui plaisent plus généralement. Les hommes d’une éducation vulgaire aiment les grâces qui attirent, les yeux qui préviennent, le sourire qui encourage. La jeune fermière trouvait dans son innocence même une assurance espiègle et piquante. En un instant elle fut entourée et comme enlevée par ses adorateurs campagnards. Bénédict la suivit encore quelque temps à travers le bal. Puis, mécontent de la voir s’éloigner de sa mère et se mêler à un essaim de jeunes étourdies autour duquel bourdonnaient des volées d’amoureux, il essaya de lui faire comprendre, par ses signes et par ses regards, qu’elle s’abandonnait trop à sa pétulance naturelle. Athénaïs ne s’en aperçut point ou ne voulut point s’en apercevoir. Bénédict prit de l’humeur, haussa les épaules, et quitta la fête. Il trouva dans l’auberge le valet de ferme de son oncle, qui s’était rendu là sur la petite jument grise que Bénédict montait ordinairement. Il le chargea de ramener le soir M. Lhéry et sa famille dans la patache, et, s’emparant de sa monture, il reprit seul le chemin de Grangeneuve à l’entrée de la nuit.
Valentine
Un roman de George Sand