Il n’existe pas une âme vraiment digne de ce nom qui ne soit hantée par cette moderne convoitise.
J’ai renoncé à compter les lettres quotidiennes où d’aimables correspondants me prient de faire part aux masses de tel ou tel record qu’ils ont la prétention de détenir.
Dans l’impossibilité de publier toute cette correspondance, j’ai procédé par voie de tirage au sort et les records que je vais avoir l’honneur, messieurs et mesdames, de vous présenter, sont:
1° Le record du gnon;
2° Le record du temps pour la descente de l’escalier de six étages;
Et 3° le record de la serviabilité.
M. M. C…, mon aimable correspondant pour le record du gnon, s’exprime ainsi:
” Pour un cycliste, savoir se tenir sur sa machine est d’une bien petite importance; mais savoir en tomber en possède une plus grande. Les gens intelligents le comprendront sans peine.
….. Grâce à un entraînement consciencieux et journalier, j’ai obtenu les résultats suivants, sur piste:
Pour la minute, 18 chutes 3/8; pour l’heure, 1,097 chutes; 69 pour le mètre et 7,830 pour le kilomètre.
….. Mon procédé: j’ai commencé par me garnir le corps de coussins formés de vieux pneumatiques, dont j’ai graduellement diminué l’épaisseur. Peu à peu, je les regonflai en remplaçant l’air par des billes de bicyclettes.
Aujourd’hui, je suis très en forme, et je suis tombé hier, sur une pile de bouteilles que j’ai littéralement broyées sans me causer la moindre égratignure… Ma machine: une simple roue de voiture à bras, avec guidon à contrepoids pour accélérer la chute. Axe fixe. Jamais d’huile. ”
Suivent quelques détails qui pourraient fatiguer le lecteur peu habitué aux spéculations techniques.
Mon aimable correspondant se met à la disposition de n’importe quel quiconque pour tel match relatif au gnon que cet individu lui proposerait.
Le record du temps pour la descente de l’escalier de six étages serait détenu, si les faits sont exacts, par un autre aimable correspondant qui signe Gigomar. (Un pseudonyme, peut-être, qui cache une de nos personnalités les plus en vue.)
Laissons la parole à l’aimable correspondant n° 2:
” ….. Par goût autant que par hygiène, mon cher maître, je fais du pédestrianisme à outrance. Le Juif-Errant, dont vous faites votre Dieu, n’est, auprès de moi, qu’un grave cul-de-plomb.
Pas de sport sérieux, n’est-ce pas ? sans entraîneurs. Or, mes minces ressources m’interdisent de rémunérer de tels tiers.
Aussi, qu’ai-je imaginé ? Ne cherchez pas. J’ai imaginé de prendre comme entraîneur le premier venu, le dernier venu, n’importe qui, vous, le général Brugère, l’abbé Lemire, Carolus Duran, je m’en fiche.
J’emboîte le pas de l’être choisi, et je m’en vais.
L’être choisi s’aperçoit tout de suite du manège. Il accélère son allure. Moi la mienne. Et nous voilà partis, menant un train du diable.
Des fois, je tombe sur un individu mal indiqué pour cette solidarité. Des cannes se brisent sur ma physionomie, de lourdes mains s’appesantissent sur mon faciès. Plus souvent qu’à mon tour, je rentre chez moi titulaire d’un visage qui n’est plus qu’une bouillie sanguinolente.
Qu’importe ?
Mais me voilà bien loin de mon record… J’y reviens.
Hier, l’idée me vint de prendre, au lieu d’un entraîneur, une entraîneuse.
Justement, une jolie petite blonde !
Et allez donc !
Malheureusement, je m’emballai dans le rush final, j’enfilai les six étages derrière ma petite blonde en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, et je tombai sur le mari de la petite blonde.
Ou plutôt, ce fut le mari de la petite blonde qui tomba sur moi.
Par un hasard providentiel, je consultai ma montre à ce moment précis: il était 5 h. 17 m. 34 s.
Quand j’arrivai au bas de l’escalier, la curiosité me poussa à me rendre compte de la nouvelle heure qu’il pouvait bien être. Voici exactement: 5 h. 17 m. 41 s.
Une simple soustraction m’avisa que j’avais dévoré les six étages de la petite blonde en sept secondes, soit un peu plus d’une seconde par étage. ”
Suivent quelques considérations oiseuses de mon aimable correspondant.
Le troisième record échappe au domaine sportif pour tomber dans l’apanage psychique.
Tiens, Cap, la bonne mine que vous avez !
Ah ! voilà. J’ai totalement renoncé aux american drinks.
Captain Cap, vous ne parlez pas sérieusement.
Mon vieux camarade, l’alcool, savez-vous comment je l’appelle ?
En appelant le garçon.
Non. Je l’appelle du coffin varnish, du vernis à cercueil, comme vous dites, vous autres Européens.
Vous me déterminez du froid dans le dos, Cap.
Maintenant, je ne bois plus qu’une délicieuse bière de Nuremberg que les barons de Tucher fabriquent spécialement pour moi.
En prononçant le nom des barons de Tucher, Cap semblait accumuler sur son chapeau de glob-trotter tous les panaches des féodalités mortes.
Et ce breuvage, continua le Captain, possède, sans préjudice pour ses autres qualités, la vertu de me rendre un être bon, sensible, délicat et tout de mansuétude… Ainsi, hier, savez-vous ce que j’ai fait ?
Dites-le-moi, et je le saurai.
Dans les jardins du Trocadéro, j’ai rencontré un ver de terre amoureux d’une étoile; je l’ai grimpé tout en haut de la Tour Eiffel et je l’ai confortablement installé sur la hampe du drapeau pour
le rapprocher un peu de l’objet de sa flamme.
Tous mes compliments, Cap; vous êtes un homme de tant de cœur !
Ce n’est pas moi qu’il faut féliciter, mais bien ces bons barons.
Alors, Cap, clamons éperdus: Vivent les barons de Tucher !
Deux et deux font cinq (2+2=5)
Alphonse Allais