Le Bourgeois gentilhomme par Molière
Maître de musique, Maître à danser, Trois Musiciens, Deux Violons, Quatres Danseurs.
Maître de musique, parlant à ses musiciens.
Venez, entrez dans cette salle, et vous reposez là, en attendant qu’il vienne.
Maître à danser, parlant aux danseurs.
Et vous aussi, de ce côté.
Maître de musique, à l’Élève.
Est-ce fait ?
L’élève
Oui.
Maître de musique
Voyons… Voilà qui est bien.
Maître à danser
Est-ce quelque chose de nouveau ?
Maître de musique
Oui, c’est un air pour une sérénade, que je lui ai fait composer ici, en attendant que notre homme fût éveillé.
Maître à danser
Peut-on voir ce que c’est ?
Maître de musique
Vous l’allez entendre, avec le dialogue, quand il viendra. Il ne tardera guère.
Maître à danser
Nos occupations, à vous, et à moi, ne sont pas petites maintenant.
Maître de musique
Il est vrai. Nous avons trouvé ici un homme comme il nous le faut à tous deux; ce nous est une douce rente que ce Monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête; et votre danse et ma musique auraient à souhaiter que tout le monde lui ressemblât.
Maître à danser
Non pas entièrement; et je voudrais pour lui qu’il se connût mieux qu’il ne fait aux choses que nous lui donnons.
Maître de musique
Il est vrai qu’il les connaît mal, mais il les paye bien; et c’est de quoi maintenant nos arts ont plus besoin que de toute autre chose.
Maître à danser
Pour moi, je vous l’avoue, je me repais un peu de gloire; les applaudissements me touchent; et je tiens que, dans tous les beaux arts, c’est un supplice assez fâcheux que de se produire à des sots, que d’essuyer sur des compositions la barbarie d’un stupide. Il y a plaisir, ne m’en parlez point, à travailler pour des personnes qui soient capables de sentir les délicatesses d’un art, qui sachent faire un doux accueil aux beautés d’un ouvrage, et par de chatouillantes approbations vous régaler de votre travail. Oui, la récompense la plus agréable qu’on puisse recevoir des choses que l’on fait, c’est de les voir connues, de les voir caressées d’un applaudissement qui vous honore. Il n’y a rien, à mon avis, qui nous paye mieux que cela de toutes nos fatigues; et ce sont des douceurs exquises que des louanges éclairées.
Maître de musique
J’en demeure d’accord, et je les goûte comme vous. Il n’y a rien assurément qui chatouille davantage que les applaudissements que vous dites. Mais cet encens ne fait pas vivre; des louanges toutes pures ne mettent point un homme à son aise: il y faut mêler du solide; et la meilleure façon de louer, c’est de louer avec les mains. C’est un homme, à la vérité, dont les lumières sont petites, qui parle à tort et à travers de toutes choses, et n’applaudit qu’à contre-sens; mais son argent redresse les jugements de son esprit; il a du discernement dans sa bourse; ses louanges sont monnayées; et ce bourgeois ignorant nous vaut mieux, comme vous voyez, que le grand seigneur éclairé qui nous a introduits ici.
Maître à danser
Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites; mais je trouve que vous appuyez un peu trop sur l’argent; et l’intérêt est quelque chose de si bas, qu’il ne faut jamais qu’un honnête homme montre pour lui de l’attachement.
Maître de musique
Vous recevez fort bien pourtant l’argent que notre homme vous donne.
Maître à danser
Assurément; mais je n’en fais pas tout mon bonheur, et je voudrais qu’avec son bien, il eût encore quelque bon goût des choses.
Maître de musique
Je le voudrais aussi, et c’est à quoi nous travaillons tous deux autant que nous pouvons. Mais, en tout cas, il nous donne moyen de nous faire connaître dans le monde; et il payera pour les autres ce que les autres loueront pour lui.
Maître à danser
Le voilà qui vient.
Le Bourgeois gentilhomme ACTE I Scène I
Le Bourgeois gentilhomme par Molière
La pièce de Théâtre Le Bourgeois gentilhomme par Molière