Le Bourgeois gentilhomme par Molière
Maître d’armes, Maître de musique, Maître à danser, Monsieur Jourdain, Deux Laquais.
Maître d’armes, après lui avoir mis le fleuret à la main.
Allons, Monsieur, la révérence. Votre corps droit. Un peu penché sur la cuisse gauche. Les jambes point tant écartées. Vos pieds sur une même ligne. Votre poignet à l’opposite de votre hanche. La pointe de votre épée vis-à-vis de votre épaule. Le bras pas tout à fait si étendu. La main gauche à la hauteur de l’œil. L’épaule gauche plus quartée. La tête droite. Le regard assuré. Avancez ! Le corps ferme. Touchez-moi l’épée de quarte, et achevez de même ! Une, deux. Remettez-vous ! Redoublez de pied ferme ! Une, deux. Un saut en arrière. Quand vous portez la botte, Monsieur, il faut que l’épée parte la première, et que le corps soit bien effacé. Une, deux. Allons, touchez-moi l’épée de tierce, et achevez de même. Avancez. Le corps ferme. Avancez. Partez de là. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez. Une, deux. Un saut en arrière. En garde, Monsieur, en garde.
Le Maître d’armes lui pousse deux ou trois bottes, en lui disant.
En garde.
Monsieur Jourdain
Euh ?
Maître de musique
Vous faites des merveilles.
Maître d’armes
Je vous l’ai déjà dit, tout le secret des armes ne consiste qu’en deux choses, à donner, et à ne point recevoir; et comme je vous fis voir l’autre jour par raison démonstrative, il est impossible que vous receviez, si vous savez détourner l’épée de votre ennemi de la ligne de votre corps: ce qui ne dépend seulement que d’un petit mouvement du poignet ou en dedans, ou en dehors.
Monsieur Jourdain
De cette façon donc, un homme, sans avoir du cœur, est sûr de tuer son homme, et de n’être point tué.
Maître d’armes
Sans doute. N’en vîtes-vous pas la démonstration ?
Monsieur Jourdain
Oui.
Maître d’armes
Et c’est en quoi l’on voit de quelle considération nous autres nous devons être dans un état, et combien la science des armes l’emporte hautement sur toutes les autres sciences inutiles, comme la danse, la musique, la…
Maître à danser
Tout beau, Monsieur le tireur d’armes: ne parlez de la danse qu’avec respect.
Maître de musique
Apprenez, je vous prie, à mieux traiter l’excellence de la musique.
Maître d’armes
Vous êtes de plaisantes gens, de vouloir comparer vos sciences à la mienne !
Maître de musique
Voyez un peu l’homme d’importance !
Maître à danser
Voilà un plaisant animal, avec son plastron !
Maître d’armes
Mon petit maître à danser, je vous ferais danser comme il faut. Et vous, mon petit musicien, je vous ferais chanter de la belle manière.
Maître à danser
Monsieur le batteur de fer, je vous apprendrai votre métier.
Monsieur Jourdain, au Maître à danser.
Êtes-vous fou de l’aller quereller, lui qui entend la tierce et la quarte, et qui sait tuer un homme par raison démonstrative ?
Maître à danser
Je me moque de sa raison démonstrative, et de sa tierce et de sa quarte.
Monsieur Jourdain
Tout doux, vous dis-je.
Maître d’armes
Comment ? petit impertinent.
Monsieur Jourdain
Eh ! mon Maître d’armes !
Maître à danser
Comment ? grand cheval de carrosse.
Monsieur Jourdain
Eh ! mon Maître à danser.
Maître d’armes
Si je me jette sur vous…
Monsieur Jourdain
Doucement !
Maître à danser
Si je mets sur vous la main…
Monsieur Jourdain
Tout beau !
Maître d’armes
Je vous étrillerai d’un air…
Monsieur Jourdain
De grâce !
Maître à danser
Je vous rosserai d’une manière…
Monsieur Jourdain
Je vous prie !
Maître de musique
Laissez-nous un peu lui apprendre à parler.
Monsieur Jourdain
Mon Dieu ! arrêtez-vous.
Le Bourgeois gentilhomme ACTE II Scène II
La pièce de Théâtre Le Bourgeois gentilhomme par Molière