Le Bourgeois gentilhomme par Molière
Dorante, Covielle.
Covielle
Ha ! ha ! ha ! Ma foi ! cela est tout à fait drôle. Quelle dupe ! Quand il aurait appris son rôle par cœur, il ne pourrait pas le mieux jouer. Ah ! ah ! Je vous prie, Monsieur, de nous vouloir aider céans, dans une affaire qui s’y passe.
Dorante
Ah ! ah ! Covielle, qui t’aurait reconnu ? Comme te voilà ajusté !
Covielle
Vous voyez. Ah ! ah !
Dorante
De quoi ris-tu ?
Covielle
D’une chose, Monsieur, qui le mérite bien.
Dorante
Comment ?
Covielle
Je vous le donnerais en bien des fois, Monsieur, à deviner, le stratagème dont nous nous servons auprès de Monsieur Jourdain, pour porter son esprit à donner sa fille à mon maître.
Dorante
Je ne devine point le stratagème; mais je devine qu’il ne manquera pas de faire son effet, puisque tu l’entreprends.
Covielle
Je sais, Monsieur, que la bête vous est connue.
Dorante
Apprends-moi ce que c’est.
Covielle
Prenez la peine de vous tirer un peu plus loin, pour faire place à ce que j’aperçois venir. Vous pourrez voir une partie de l’histoire, tandis que je vous conterai le reste.
Six Turcs entrent gravement deux à deux, au son de tous les instruments. Ils portent trois tapis fort longs, dont ils font plusieurs figures, et, à la fin de cette première cérémonie, ils les lèvent fort haut; les Turcs musiciens, et autres joueurs d’instruments, passent par dessous; quatre Derviches qui accompagnent le Mufti ferment cette marche.
Alors les Turcs étendent les tapis par terre, et se mettent dessus à genoux; le Mufti est debout au milieu, qui fait une invocation avec des contorsions et des grimaces, levant le menton et remuant les mains contre sa tête comme si c’était des ailes. Les Turcs se prosternent jusqu’à terre, chantant Alli, puis se relèvent, chantant Alla, ce qu’ils continuent alternativement jusqu’à la fin de l’invocation; puis ils se lèvent tous, chantant Alla ekber.
Alors les Derviches amènent devant le Mufti le Bourgeois vêtu à la turque, rasé, sans turban, sans sabre, auquel il chante gravement ces paroles:
Le Mufti
Se ti sabir,
Ti respondir;
Se nou sabir,
Tazir, tazir.
Mi star Mufti:
Ti qui star ti ?
Non intendir:
Tazir, tazir.
Deux Derviches font retirer le Bourgeois. Le Mufti demande aux Turcs de quelle religion est le Bourgeois, et chante:
Dice, Turque, qui star quista,
Anabatista, anabatista ?
Les Turcs répondent.
Ioc.
Le Mufti
Zuinglista ?
Les Turcs
Ioc.
Le Mufti
Coffita ?
Les Turcs
Ioc.
Le Mufti
Hussita ? Morista ? Fronista ?
Les Turcs
Ioc. Ioc. Ioc.
Le Mufti répète.
Ioc. Ioc. Ioc.
Star pagana ?
Les Turcs
Ioc.
Le Mufti
Luterana ?
Les Turcs
Ioc.
Le Mufti
Puritana ?
Les Turcs
Ioc.
Le Mufti
Bramina ? Moffina ? Zurina ?
Les Turcs
Ioc. Ioc. Ioc.
Le Mufti répète.
Ioc. Ioc. Ioc.
Mahametana, Mahametana ?
Les Turcs
Hey valla. Hey valla.
Le Mufti
Como chamara ? Como chamara ?
Les Turcs
Giourdina, Giourdina.
Le Mufti
Giourdina.
Le Mufti sautant et regardant de côté et d’autre.
Giourdina ? Giourdina ? Giourdina ?
Les Turcs répètent.
Giourdina ! Giourdina ! Giourdina !
Le Mufti
Mahameta per Giourdina
Mi pregar sera e matina:
Voler far un Paladina
De Giourdina, de Giourdina.
Dar turbanta, e dar scarcina
Con galera e brigantina
Per deffender Palestina.
Mahameta per Giourdina, etc…
Après quoi, le Mufti demande aux Turcs si le Bourgeois est ferme dans la religion mahométane, et leur chante ces paroles:
Le Mufti
Star bon Turca Giourdina ? Bis.
Les Turcs
Hey valla. Hey valla. Bis.
Le Mufti chante et danse.
Hu la ba ba la chou ba la ba ba la da.
Après que le Mufti s’est retiré, les Turcs dansent, et répètent ces mêmes paroles.
Hu la ba ba la chou ba la ba ba la da.
Le Mufti revient, avec son turban de cérémonie qui est d’une grosseur démesurée, garni de bougies allumées, à quatre ou cinq rangs.
Deux Derviches l’accompagnent, avec des bonnets pointus garnis aussi de bougies allumées, portant l’Alcoran: les deux autres Derviches amènent le Bourgeois, qui est tout épouvanté de cette cérémonie, et le font mettre à genoux le dos tourné au Mufti, puis, le faisant incliner jusques à mettre ses mains par terre, ils lui mettent l’Alcoran sur le dos, et le font servir de pupitre au Mufti, qui fait une invocation burlesque, fronçant le sourcil, et ouvrant la bouche, sans dire mot; puis parlant avec véhémence, tantôt radoucissant sa voix, tantôt la poussant d’un enthousiasme à faire trembler, en se poussant les côtes avec les mains, comme pour faire sortir ses paroles, frappant quelquefois les mains sur l’Alcoran, et tournant les feuillets avec précipitation, et finit enfin en levant les bras, et criant à haute voix: Hou.
Pendant cette invocation, les Turcs assistants chantent Hou, hou, hou, s’inclinant à trois reprises, puis se relèvent de même à trois reprises, en chantant Hou, hou, hou, et continuant alternativement pendant toute l’invocation du Mufti.
Après que l’invocation est finie, les Derviches ôtent l’Alcoran de dessus le dos du Bourgeois, qui crie Ouf, parce qu’il est las d’avoir été longtemps en cette posture, puis ils se relèvent.
Le Mufti s’adressant au Bourgeois.
Ti non star furba ?
Les Turcs
No, no, no.
Le Mufti
Non star forfanta ?
Les Turcs
No, no, no.
Le Mufti aux Turcs.
Donar turbanta. Donar turbanta.
Et s’en va.
Les Turcs répètent tout ce que dit le Mufti, et donnent en dansant et en chantant, le turban au Bourgeois.
Le Mufti revient et donne le sabre au Bourgeois.
Ti star nobile, non star fabola.
Pigliar schiabola.
Puis il se retire.
Les Turcs répètent les mêmes mots, mettant tous le sabre à la main; et six d’entre eux dansent autour du Bourgeois auquel ils feignent de donner plusieurs coups de sabre.
Le Mufti revient, et commande aux Turcs de bâtonner le Bourgeois, et chante ces paroles.
Dara, dara, bastonara, bastonara, bastonara.
Puis il se retire.
Les Turcs répètent les mêmes paroles, et donnent au Bourgeois plusieurs coups de bâton en cadence.
Le Mufti revient et chante.
Non tener honta:
Questa star l’ultima affronta.
Les Turcs répètent les mêmes vers.
Le Mufti, au son de tous les instruments, recommence une invocation, appuyé sur ses Derviches: après toutes les fatigues de cette cérémonie, les Derviches le soutiennent par-dessous les bras avec respect, et tous les Turcs sautant dansant et chantant autour du Mufti, se retirent au son de plusieurs instruments à la turque.
Le Bourgeois gentilhomme ACTE IV Scène IV
La pièce de Théâtre Le Bourgeois gentilhomme par Molière